Jalousie, haine, amour forment le trinôme dans lequel se débattent les personnages de « Rodelinda ». Le théâtre de Caen vient d’accueillir la production du Concert d’Astrée, créée à Lille. Toujours fidèle à Haendel, sa directrice musicale, Emmanuelle Haïm, fait revivre avec bonheur cet opéra cornélien. Elle réunit une équipe enthousiasmante de chanteurs. On y découvre une pépite originaire de Trinidad-et-Tobago, Jeanine de Bique, qui tient le rôle-titre.
Deux ans après « Le Triomphe du Temps et de la Désillusion », Emmanuelle Haïm est de retour avec un Haendel de derrière les fagots. A la tête du Concert d’Astrée, la claveciniste met au jour un opéra méconnu dans l’hexagone. Avec elle, « Rodelinda » fait pour la première fois l’objet d’une production française. La pièce s’inclut pourtant dans la période la plus aboutie du compositeur alors à Londres. Il vient d’écrire successivement « Giulio Cesare » et « Tamerlano ». « Rodelinda » boucle, en 1725, cette trilogie de chefs-d’œuvre.
Reine de Lombardie, Rodelinda subit les assauts de Grimoaldo qui a chassé du trône son mari, Bertarido, passé pour mort. Si elle semble céder à l’usurpateur, c’est pour mieux le déstabiliser. Mais c’est aussi sans compter sur les sentiments d’Edwige, à la fois sœur du roi déchu et fiancée de Grimoaldo ! Ni sur les manœuvres sournoises de Garibaldo, pseudo conseiller du nouveau souverain, dont il vise en fait la place. Autre conseiller, Unalfo est aussi l’ami en secret du « défunt ». Le jeune Flavio, fils de Bertarido et de Rodelinda, est au centre de ces intrigues, dont il est l’observateur muet.
L’idée directrice du metteur en scène, Jean Bellorini, est de faire traverser l’évolution de l’action par le regard de l’enfant. Cela tient à quelques éléments : la projection du portrait de Flavio incarné par le jeune Aminata Diouaré, qui introduit et conclut la représentation ; un petit train, tel un jouet, dont les wagons transportent les répliques d’un décor comme autant de pièces, elles mêmes réduites, d’une demeure royale ; à un univers de Cupidon, peuplé de poupons ailés et joufflus ; et surtout à des marionnettes, miroirs de chacun des personnages, dont eux-mêmes, par un jeu de masques, restituent par moment la silhouette figée.
Dans ce huis clos ne parviennent pas les préoccupations d’un peuple supposé. On est dans le cercle confiné d’une aristocratie tout à ses problèmes de pouvoir, d’inclination et d’ambition. Une sorte de « Closer » revu par Lacan, où les ficelles du destin se confrontent à un libre-arbitre soumis aux réactions des autres protagonistes. A cette construction mentale _ on notera la symbolique de la cage, dorée ou pas _, la musique d’Haendel donne un reflet éclatant. Au clavecin et à la direction, Emmanuelle Haïm y met son ardeur coutumière qui contamine ses musiciens du Concert d’Astrée.
Le déplacement latéral des éléments de décor apporte un effet travelling. Il est complété, pour reprendre le vocabulaire cinématographique, par l’intervention d’un cadre lumineux favorable à un gros plan. S’y inscrivent le plus souvent les solos des chanteurs qui ponctuent l’œuvre, là où les personnages dévoilent leurs sentiments réels ou cachés. On mesure combien la musique donne la réplique au chant, avec un rôle particulier dévolu aux bois.
Jeanine De Bique se révèle souveraine. La soprano interprète une Rodelinda à la fois forte et troublée. Son timbre se module subtilement à ces affects. Son duo (« Je t’embrasse » au dernier acte) avec Tim Maed (Bertarido), merveilleux haute contre, s’inscrit comme un must de ce concert. Le ténor Benjamin Hulett exprime un Grimoaldo à la certitude ébranlée ; de même Lidia Vinyes Curtis qui a dû remplacer au pied levé la mezzo-soprano Avery Amereau réussit pleinement à traduire l’ambiguïté d’Edwige et son volte-face.
Chez les conseillers, c’est vraiment le contraste. Le juvénile Jakub Jozef Olinski tient le rôle d’Unulfo. Sa voix de contre ténor est aussi claire que son corps a la souplesse d’un danseur, tout pour exprimer le positif de son personnage. Basse abyssale à vous donner la chair de poule, Andrea Mastroni excelle en Garibaldo manipulateur, qui ne l’emportera pas au paradis. De la distribution, il est le seul protagoniste à ne pas apparaître dans la dernière partie de l’opéra.
Exit le Garibaldo. Il faut dire qu’à la fin tout se termine bien dans une réconciliation générale dont le baroque a le secret. Ce qui vaut un « cinq voix » somptueux en conclusion d’un opéra très bien servi par les éclairages signés comme les décors par le metteur en scène. Une mention particulière enfin aux costumes de Macha Makeieff comme sortis des ateliers de Christian Lacroix.
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« Rodelinda , représentations données au théâtre de Caen, vendredi 9 et dimanche 11 novembre 2018.
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