« Madame Favart » sous toutes les coutures

Il fallait bien un Offenbach pour terminer l’année au théâtre de Caen. D’autant que toute l’année 2019 a marqué le bicentenaire de la naissance du compositeur d’ « Orphée aux enfers ». Parmi ses opéras bouffe à la française, « Madame Favart » ne compte pas parmi les plus connus et donc les plus mis en scène. Mais il fête à sa façon une artiste très célèbre en son temps, Justine Favart. Elle et son mari ont laissé leur nom à l’Opéra Comique. La salle parisienne a tout naturellement accueilli cette nouvelle production réjouissante, dont le théâtre de Caen est partenaire.

De gauche à droite : François Rougier (Boispréau), Anne-Catherine Gillet (Suzanne) ; Christian Helmer (Favart) ; Marion Lebègue (Madame Favart). © S. Brion.

Quand il écrit « Madame Favart », Jacques Offenbach (1819-1880) est au soir de sa vie. Ses origines allemandes et sa popularité due à ses grands succès sous le Second Empire l’ont rendu suspect au regard de la IIIe République née dans la douleur de la défaite de 1870 et de la Commune. Le compositeur vient de traverser des années difficiles quand il se penche sur le destin de Justine Favart juste avant la « Fille du Tambour Major ». Après ce sera son grand œuvre « Les Contes d’Hoffmann », qui éclipsera un peu ce qui sera classé comme ses « opéras patriotiques ».

Offenbach a besoin d’une nouvelle reconnaissance. Il s’intéresse à l’histoire de Justine Duronceray (1727-1772), encore inscrite un siècle plus tard dans la mémoire collective. Cette artiste complète _ elle joue, danse, chante, compose _ est l’épouse de Charles-Simon Favart, directeur de l’Opéra Comique. Le couple et leur troupe de comédiens sont engagés par le Maréchal de Saxe. Il s’agit d’entretenir le moral des troupes de Louis XV engagées dans la guerre de succession d’Autriche, dont le sort se scellera à Fontenoy, au Pays Bas, par une victoire française.

_____________________________________________

Happy end pour les Favart. Pontsablé est révoqué par le roi. Favart est nommé à la tête de l’Opéra Comique.© S. Brion.

_______________________________________________

Le Maréchal avait des vues sur Justine Favart et manœuvra pour éloigner le mari. Cet épisode de la petite histoire dans la grande histoire avait de quoi réveiller des cocoricos républicains, qui, dans un contexte victorieux, retiennent comment un grand aristocrate a été mis en échec par une comédienne. Avec la complicité des librettistes Alfred Duru et Henri Chivot, Offenbach concocte une intrigue à la Molière, avec force ruses, quiproquos, travestissements, qu’illustre une musique frénétique.

Le lever de rideau fait découvrir un atelier de confection de costumes, réplique de celui de l’Opéra Comique. Il convient de le savoir pour ne pas céder à l’incongruité de certaines répliques du premier acte. Ainsi d’Hector de Boispréau, ami de Justine Favart, qui réclame une omelette au milieu de machines à coudre ! Par cette option de décor, Anne Kessler, qui signe la mise en scène, applique la formule du théâtre dans le théâtre.

« Madame Favart » prend corps dans l’atelier de costumes de l’Opéra Comique, et s’inspire de la mode des années 1950. © S. Brion.

Ainsi se laisse-t-on imaginer tout le personnel de l’atelier représenté les chanteurs et choristes, blouse blanche et mètre ruban autour du cou, s’inscrire progressivement dans l’histoire de « Madame Favart ». Ce qui explique aussi la présence d’un jeune garçon qu’on peut supposer l’enfant d’une couturière. Le décor est amené à s’effacer ainsi aux yeux du spectateur qui vont s’attacher à l’évolution des personnages. Mais le choix, qui répond certes dans un hommage à la salle Favart et à ses coulisses, aurait été plus explicite, si, par exemple, plusieurs des mannequins portaient les doubles des costumes des protagonistes.

Car les rebondissements qui parsèment cet opéra-bouffe impliquent des travestissements, dont Madame Favart devient une spécialiste. La vraie Justine fut reconnue comme pionnière dans l’utilisation de costumes réalistes sur scène. Là, son personnage apparaît sous toutes les coutures  _ chanteuse des rues, servante, douairière, marchande _ pour déjouer les recherches du gouverneur Pontsablé missionné par le Maréchal, avant d’apparaître enfin dans sa vraie nature d’artiste lyrique.

____________________________________________

Le gouverneur de Pontsablé (Eric Huchet) se fait mystifier.©S. Brion.

_____________________________________________

La mezzo Marion Lebègue incarne avec une spontanéité assurée une Favart d’emblée sympathique. Autour d’elle, est réunie une équipe de chanteurs aux interventions vocalement heureuses : Christian Helmer (Favart), baryton efficace ; François Rougier (Boispréau), un ténor à suivre. On avoue un faible pour le timbre confiant de la soprano Anne-Catherine Gillet (Suzanne, la jeune épouse de Boispréau), qui, à ses qualités de chanteuse, ajoute la souplesse d’une danseuse de Cancan.

Franck Leguérinel (Major Cotignac) et Eric Huchet (Pontsablé), dont la silhouette et le phrasé évoquent un Jean Tissier complètent une distribution, solidement épaulée par le Chœur de l’Opéra de Limoges. L’orchestre de ce même opéra, mené de main de maître par Laurent Campellone, intervient sans faille au fil de l’histoire qui se conclut dans un décor de fumoir de l’Opéra Comique. Toujours lui ( !), pour effacer un peu plus le regret d’Offenbach de ne pas avoir vu sa « Madame Favart » créée place Boieldieu.

Un (petit) regret toutefois. Entre certains passages joués et d’autres chantés, s’immiscent des « blancs », qui auraient mérité être balayés par un peu plus de folie. Même si on leur doit « Les Chevaliers de la Table Ronde » d’Hervé, les librettistes de « Madame Favart », n’atteignent pas ici la même truculence de la paire Meilhac-Halevy de « La Vie parisienne » des « Brigands » ou de « La Périchole ». Bon, il y a des formules délicieuses, comme le nom de l’aubergiste, Biscotin, ou le qualificatif de « Nymphe potagère » (du Feydeau avant l’heure). . « Voila comment ça s’fit !»… à notre bonheur parmi des « Rantanplan » tonitruants

_______________________

« Madame Favart », au théâtre de Caen, dimanche 29 et mardi 31 décembre 2019.

 

 

 

 

 

 

 

 

« Libertà ! » : Mozart et cætera …

Avec « Libertà ! », Raphaël Pichon est allé aux sources de l’opéra mozartien. Les années 1780 de l’Autriche de l’éclairé Joseph II ont ouvert au compositeur un champ d’expériences musicales et scénographiques introduites par l’opera buffa italien. Avec son ensemble musical et vocal Pygmalion, Raphaël Pichon offre une leçon musique intelligente et stimulante. Les accompagnent une jeune équipe internationale de chanteuses et chanteurs pétri(e)s de talent, témoins de l’universalité du « divin » Mozart. C’était au théâtre de Caen.

Lire la suite « Libertà ! » : Mozart et cætera …

« Nouvelles pièces courtes », sketches of Japan

 

 

 

Avec ses « Nouvelles pièces courtes », Philippe Decouflé offre, avec sa compagnie DCA, un florilège de son savoir-faire : ce mélange de drôlerie et d’inventivité, de trompe-l’œil et de poésie. Sur des musiques toniques, les sept interprètes, excellents, se succèdent au fil de scènes où à la danse se mêlent le chant, l’acrobatie et le mime. La formule des sketches permet à tout un chacun d’y piocher ses petits bonheurs.

 

(

Photo Laurent Philippe.

Faire des pieds et des mains, façon chorégraphique, Philippe Decouflé connaît la chanson. En duo, trio, autour d’un piano, danseuse et danseurs ouvrent des variations élégantes, où même un embonpoint assumé se joue de la pesanteur. Julien Ferranti est cet interprète enrobé, qui tient de la silhouette atypique comme a pu être celle au contraire longiligne du regretté Christophe Salengro.

La gracieuse et expressive Violette Wanty en est la partenaire. Elle assure avec lui une sorte de fil conducteur, même si ces pièces courtes sont indépendantes les unes des autres et entraînent dans des univers très différents, avec, souvent, une vidéo complice. La musique de Vivaldi participe à un étrange ballet d’arlequins bariolés, dont les motifs hésitent entre Afrique et Amérique du Sud. Pour passer plus tard à des exercices de barre d’une inventivité délicieuse.

Saisissant aussi, le passage de ces deux danseuses d’abord en contrejour dans une démonstration gestuelle gémellaire, quasi kaléidoscopique. Il faut souligner à ce titre la qualité des éclairages de Begoña Garcia Navas dans les décors graphiques semblables à des lames de stores. Cette qualité se vérifie encore dans les effets d’aurore boréale qui accompagnent l’escarpolette qui envoie en suspension une danseuse. Ce type de figure est un peu la signature de Découflé, dont le spectacle se termine sur un carnet de voyage.

Souvenirs d’une tournée sans doute, cette dernière (pas si) petite pièce décolle vers le Japon. Comme Miles Davis revisitait l’Espagne avec son célèbre enregistrement « Sketches of Spain », Philippe Decouflé donne sa vision du pays du Soleil Levant. Son évocation depuis le départ à l’aéroport s’approche du monde de Jacques Tati, qui n’aurait pas démenti le chorégraphe dans sa perception de la société nipponne, où le vécu se télescope avec les clichés. C’est drôle, un tantinet longuet (la liste des souvenirs…) et rythmé par une bossa nova propre à dérider l’ambiance morose du débat sur les retraites ! Point final (?).

______________

 

« Nouvelles pièces courtes », au théâtre de Caen, du mardi 17 au vendredi 20 décembre 2019.

 

 

 

Garcia Navas dans les décors graphiques semblables à des lames de stores. Cette qualité se vérifie encore dans les effets d’aurore boréale qui accompagnent l’escarpolette qui envoie en suspension une danseuse. Ce type de figure est un peu la signature de Découflé, dont le spectacle se termine sur un carnet de voyage.

Souvenirs d’une tournée sans doute, cette dernière (pas si) petite pièce décolle vers le Japon. Comme Miles Davis revisitait l’Espagne avec son célèbre enregistrement « Sketches of Spain », Philippe Decouflé donne sa vision du pays du Soleil Levant. Son évocation depuis le départ à l’aéroport s’approche du monde de Jacques Tati, qui n’aurait pas démenti le chorégraphe dans sa perception de la société nipponne, où le vécu se télescope avec les clichés. C’est drôle, un tantinet longuet (la liste des souvenirs…) et rythmé par une bossa nova propre à dérider l’ambiance morose du débat sur les retraites ! Point or not point ?

______________

 

« Nouvelles pièces courtes », au théâtre de Caen, du mardi 17 au vendredi 20 décembre 2019.

 

 

 

« Le Messie » lumineux du Collegium 1704

L’oratorio d’Haendel (1685-1759) est l’œuvre la plus emblématique du compositeur saxon attaché à la couronne d’Angleterre. Son fameux « Hallelujah » est inscrit dans la tradition britannique, qui fait lever le public, suivant en cela le geste de George II à la création en 1742, à Dublin. La magnifique interprétation au théâtre de Caen du Collegium 1704, dirigé par Váklav Luks, aurait bien mérité une « standing ovation ». Au moins il n’y aura pas de méprise sur la signification d’une initiative royale qui n’est pas entrée dans les coutumes républicaines. Et reste le souvenir d’un moment inoubliable.

(Photo Petra Hajska)

Lire la suite « Le Messie » lumineux du Collegium 1704

Les Cambini prennent de l’étoffe

Le Quatuor Cambini-Paris a repris sa route 68, au théâtre de Caen. Il en est à sa dixième étape et sa quatrième saison à interpréter l’intégrale des quatuors de Joseph Haydn (1732-1809). On approche de la mi-parcours. A chaque concert, un thème, qui aide à mettre en perspective l’époque du compositeur. Cette fois, il est question de vêtements de scène. Créateur de nombreux costumes pour le spectacle, Alain Blanchot a expliqué son travail, fruit de nombreuses recherches. Une soirée cousue main.

Au moment du salut, à l’issue du concert  (de gauche à droite) : Clément Lebrun,Karine Crocquenoy, Pierre-Eric Nimylowycz, Julien Chauvin, Alain Blanchot, Atsushi Sakaï.

Lire la suite Les Cambini prennent de l’étoffe

« Un ennemi du peuple »: l’épreuve de vérité

En partenariat avec les Boréales de Normandie, le théâtre de Caen accueille jusqu’à ce soir « Un ennemi du peuple », la pièce d’Henrik Ibsen dans une mise en scène de Jean-François Sivadier. L’œuvre du dramaturge norvégien prend un éclairage nouveau au regard d’un monde en proie à l’urgence écologique, à la crise des représentativités, aux émotions incontrôlées. Autour d’un Nicolas Bouchaud essoré et essorant, toute une troupe épatante transforme sans ménagement cette tragédie en une farce grinçante.

Peter Stockmann (Vincent Guédon) et son frère Tomas (Nicolas Bouchaud): tout sépare le préfet et le médecin. (Photo Jean-Louis Fernandez)
Peter Stockmann (Vincent Guédon) et son frère Tomas (Nicolas Bouchaud): tout sépare le préfet et le médecin. (Photo Jean-Louis Fernandez).

« Un homme fort, c’est… » On n’a pas la réponse, la chute d’une poche d’eau suivie d’un noir complet laisse chacun dans l’expectative. Avec Sivadier, dont le théâtre de Caen, a reçu plusieurs mises en scène, le final d’« Un ennemi du peuple » a la force d’un couperet. Qui menace « celui qui dit la vérité », comme le chante Guy Béart.

De retour dans sa ville natale, le médecin Tomas Stockmann en fait une station thermale, promesse de prospérité pour la cité. Seulement, les eaux se révèlent contaminées par des bactéries. Le praticien veut en informer la population. Houstad, le rédacteur en chef du « Messager du Peuple » est prêt à publier les analyses.

Tomas Stockmann croit en la vertu de l’information. Pour lui, il ne fait pas de doute que ses concitoyens lui en sauront gré. Il se heurte à son préfet de frère qui met en balance les risques ruineux qui menacent la ville : une contre publicité préjudiciable et des travaux trop lourds pour les finances locales. Peter Stockmann a tôt fait de retourner l’opinion, avec la complicité du journaliste et de l’imprimeur Aslaksen, représentant des petits propriétaires. Tous deux ont fait volte-face.

Peut-on avoir raison contre tout le monde ? Echaudé par ce renversement  de situation, qu’il était loin de deviner, Tomas Stockmann finit par s’en persuader. Mais, à l’image des eaux thermales, ses sentiments altruistes se font contaminer au fil d’une diatribe contre cette « majorité compacte », cette plèbe ignorante et moutonnière.

La mise en scène de Jean-François Sivadier se déploie sur tout l’espace qu’offre le plateau du théâtre de Caen. Un espace largement ouvert surmonté de deux grands lustres et qui déborde aussi sur la salle d’où peuvent surgir les protagonistes. Introduite par la musique associée au film « 2001: ‘Odyssée de l’espace », les premières mesures du poème symphonique de Richard Strauss « Ainsi parlait Zarathoustra »(1), soulignent )la phase favorable à Tomas Stockmann.

Mais la même œuvre interprétée avec des couacs et des canards _ délicieuse et redoutable spécialité d’orchestres anglais _ sent la catastrophe pour le médecin. Faute de salles municipales disponibles _ comme par hasard !_, il réussit à organiser une réunion dans un théâtre. Au sens figuré comme au sens propre, car le spectateur se trouve là associé. Parvenant à reprendre  de micro à ses opposants, Tomas Stockmann se lance dans cette harangue que ne veut pas entendre son auditoire et lui vaut d’être qualifié d’ « ennemi public ».

Le show de Bouchaud est époustouflant. On l’a vu pitre quand il se joue du pouvoir représenté par la casquette et la canne du préfet son frère. Cette fois, il incarne un Tomas Stockmann exalté, l’œil fiévreux, sûr de sa vérité et emporté dans flot de paroles où tout le monde en prend pour son grade. L’absence de courage, le conformisme sont ses cibles avec les risques de réversibilité, soupçonne-t-on. L’élite éclairée peut tourner au despote populiste.

Le texte brûlot d’Ibsen (1883) trouve des résonnances avec les lanceurs d’alerte d’aujourd’hui tout autant que les « fake news » de réseaux sociaux. Jean-François Sivadier lui donne aussi une actualité avec des passages de « La Violence : oui ou non » de l’essayiste Günther Anders, l’auteur de « L’Obsolescence de l’homme ». De même, il emprunte des citations de Michel Foucault dans les propos rapportés sur l’éducation par Petra Stockmann, fille de Tomas.

Jeanne Lepers joue avec tact et sobriété ce personnage de Petra. Elle et sa mère Katrine (excellente Nadia Vonderheyden) donnent aux rôles féminins  un contrepoids subtil au patriarcat dominant. Ils tranchent avec les attitudes à courte vue d’un Houstad, prompt à répondre aux désirs préfectoraux et à ne pas heurter son lectorat, ou d’un Aslaksen, dont la modération affichée confine à la couardise. Sharif Andoura et Eric Guérin rendent leurs personnages experts en retournement de veste, tandis Vincent Guédon donne à Peter Stockmann la dimension arrogante d’un préfet soucieux des intérêts de son cercle fortuné.

C’est bien une question d’argent qui se joue. La velléité révolutionnaire d’un Billing (Cyprien Colombo), qui soutient le médecin, s’efface derrière une demande d’emploi de greffier à la mairie. Il faut bien vivre. Tomas Stockmann lui-même espère bien assurer les arrières de son épouse avec la fortune de son beau-père. Le tanneur Morten Kill est une forte personnalité en bisbille avec les autorités locales. Perruque à la Trump, Cyril Bothorel est ce personnage colérique, dont Stockmann n’est pas au bout de ses (mauvaises) surprises.

Ce même Cyril Bothorel est aussi ce capitaine Horster, finalement le seul homme resté proche du médecin isolé, boudé par sa clientèle. C’est lui qui lui a trouvé ce théâtre pour la réunion publique. Dans la salle plongée dans le noir était simulé comme un itinéraire clandestin, guidé par la voix du comédien évoquant l’histoire du théâtre caennais. C’était avant l’essoreuse de ce monologue torrentiel, inscrit comme un des grands moments de cette production.

(1) Associée au film de Stanley Kubrick (1968), cette musique a également servi de générique à l’émission politique « A armes égales », qui a marqué l’histoire de la télévision en France. Créée par Michel Bassi, Alain Duhamel, André Campana et Jean-Pierre Alessandri, elle a été diffusée sur la première chaîne de l’ORTF de février 1970 à mars 1973.

___________________________________________________________

« Un ennemi du peuple », au théâtre de Caen, mardi 19, mercredi 20 et jeudi 21 novembre 2019.

« Scala », plus douce sera la chute…

A la croisée du cirque et d’un théâtre presque sans paroles, « Scala » entraîne dans une dimension du rêve, dans une sorte de monde en marches. Escaliers, portes et  trappes obligent à un singulier parcours, une mise à l’épreuve de la pesanteur accentuée par des objets contrariants, voire hostiles. Cette pièce à sept interprètes signée Yoann Bourgeois oscille entre le drolatique et l’inquiétant. C’était au théâtre de Caen.

copyright: Geraldine Aresteanu

Il y a la Scala de Milan. Il y a aussi la Scala de Paris, lieu mythique du music hall, qui a rouvert il y a un peu plus d’un an. C’est à cette occasion, que Yoann Bourgeois a créé ce spectacle. Il reprend le nom de la salle parisienne, « l’escalier » en traduction française.

Artiste représentatif du nouveau cirque, comme Aurélien Bory, Yoann Bourgeois aime à travailler sur le fil de l’équilibre. La psychanalyse aurait sans doute à dire sur les représentations de la chute, de marches. Son univers de « Scala » procède de l’onirisme. Il n’est pas sans évoquer l’imaginaire d’un Marc-Antoine Mathieu (1).

Dans un décor gris souris fait de volées de marches, d’un grand escalier, d’un lit-cage, de portes mal huilées et d’un petit mobilier, apparaît un premier personnage, brusquement avalé par une trappe. Il resurgit balai en main, ou plutôt son double, même chemise à carreaux, même pantalon beige et mêmes tennis blanches. Et le voila encore dupliqué, triplé en prise lui aussi avec un cadre tombé de son support.

Ils sont jusqu’à cinq, rejoints par deux interprètes féminines, comme deux jumelles, short camel et au tee-shirt vert d’eau. Ainsi que des clones, ils évoluent dans un cadre où on risque le faux pas, où à  la culbute réplique le rebondissement du trampoline masqué. Où aussi chaises et tables sournoisement pliantes s’affaissent sous le poids de fesses mal informées.  Où enfin, un lit hostile évince sans ménagement. Ajoutez des balles sorties d’une commode peu  commode dégringolant de marches pour appréhender l’atmosphère quasi kafkaïenne de « Scala ».

La musique de Radiohead participe d’un envoûtement suscité par des séquences répétitives. Ainsi de cette descente d’escalier renouvelée par les interprètes tels des pantins désarticulés. Leurs mouvements remarquablement réalisés semblent répondre à ceux des chaises et table se dérobant. Ils font partie de ces images marquantes dont on retient aussi l’évolution de naïade d’une des interprètes plongée dans une trappe transformée en aquarium.

Cela procède du songe sans doute. Mais ce qui relie « Scala » c’est une forme de ralentissement défiant la gravité. Gestes et mouvements s’attachent à ce dénominateur commun que l’on pourrait qualifier « d’apeselenteur ». Là réside la performance des sept interprètes, autant acrobates que danseurs, à rendre plus douce la chute. Elle atténue mais n’efface pas le trouble d’une conclusion où les personnages se métamorphosent en silhouettes fantomatiques : encapuchonnées pour les uns ; en chrysalides empêtrées dans leurs enveloppes pour les autres. Troublant.

« Scala », représentations données mercredi 13 et jeudi 14 novembre 2019, au théâtre de Caen.

  • (1) Auteur de bandes dessinées, notamment de la série « Julius Corentin Acquefacque » (Delcourt).

« Coronis », enfin Jupiter s’en mêla…

Pour son premier spectacle lyrique de la saison 2019-2020, le théâtre de Caen sort de l’oubli une œuvre du Siècle d’Or espagnol. « Coronis » du compositeur Sebastian Duron (1660-1716) a été créée juste à l’entrée du XVIIIe siècle. Son premier spectateur fut, à Madrid,  le jeune Philippe V, petit-fils de Louis XIV. Le metteur en scène Omar Poras fait vivre son imagination foisonnante dans cette rivalité entre Neptune et Apollon pour les yeux de la belle nymphe. Vincent Dumestre apporte, lui, l’excellence de son ensemble musical. Le Poème Harmonique, qui fête ses vingt ans, offre un écrin aux rôles chantés par une équipe féminine enthousiasmante.

« Coronis », une fantaisie baroque ressucitée au théâtre de Caen par le Poème Harmonique dans une mise en scène d’Omar Poras. (Photo Philippe Delval).

On ne connaît pas l’auteur du livret de « Coronis ». Mais c’est à se demander s’il n’a pas anticipé, malgré lui, les conséquences d’un dérèglement climatique, entre un Neptune qui menace d’un tsunami et un dieu Soleil, Apollon prêt à mettre le feu. Les pauvres mortels du peuple de Thrace ne savent plus où donner de la tête.

Cherchez la nymphe. A son corps défendant, Coronis est l’enjeu de cet antagonisme entre les d(i)eux. Ajoutez à cela un peu de géopolitique mythologique. C’est à celui qui prendra sous tutelle la ville de Phlègre. Il faut bien un traître dans l’affaire. C’est ce Triton, mi chair-mi écaille, que rien n’arrête. Ce valet de Neptune compte garder à son profit l’enlèvement de la belle sur laquelle pèsent de bien sombres prédictions.

« Coronis »  s’inscrit dans le genre de la zarzuela, théâtre dramatique et musical typique de l’Espagne. Seule exception là, l’œuvre est entièrement chantée. Presqu’exclusivement par des femmes. On apprend qu’à l’époque on faisait appel à des comédiennes formées au chant ; les chantres de la Capilla Real ne se compromettaient à monter sur une scène n’ayant que mépris pour le métier d’acteur.

Vincent Dumestre fait partie de ces musiciens-chercheurs qui découvrent des pépites. « Coronis » est de celles-là, qui résonnent de rythmes de castagnettes et de guitares aux cordes fringantes. Omar Porras, dont on se souvient, entre autres, de son « Amour et Psyché » d’après Molière, s’empare avec jubilation de cette fantaisie baroque que lui inspire le théâtre de tréteaux. Le drame y côtoie la farce. Il suffit d’ouvrir la malle aux costumes et aux accessoires.

Le décor s’inscrit dans une grotte, cet espace propice à la fantasmagorie. Le spectacle se déploie avec chanteuses, mimes et acrobates. Chevelure rousse emplumée de noir, silhouette de danseuse enveloppée de transparence, Ana Quintans incarne une Coronis à la fois candide et gaffeuse. Son personnage, qui trouve son alter ego en la présence d’une étonnante contorsionniste, est au centre des sollicitudes.

Sirène et Ménandre s’en font les échos. Tout de contraste,  ligne efflanquée et profil rond, le couple formé par Victoire Bunel et Anthea Pichanick représente les Thraciens. Du moins ceux qui peuvent donner de la voix. Leur condition de simples humains les conduit à s’en remettre au devin Protée. Les cheveux irrémédiablement dressés sur la tête témoignent du pessimisme des augures du magicien, joué par Emiliano Gonzalez Toro Bon _ seul homme avec Olivier Fichet dans la distribution vocale. Disons-le tout de suite, il n’en sera rien. Jupiter enverra Iris, son arc-en-ciel de la paix, mettre de l’ordre dans ce bazar.

En attendant, Neptune (Caroline Meng), barbe et habits couleur de flots, et Apollon (Marielou Jacquard)  lingot d’or surmonté d’une abondante chevelure moussue, ne cessent d’éprouver les nerfs des Thraciens. Jusqu’au moment où Triton revient à la charge et s’irrite de voir ses déclarations repoussées par Coronis. D’un coup de lance, le dieu solaire coupe court à ses avances. La plainte du monstre agonisant le rend touchant. L’interprétation d’Isabelle Druet y participe avec acuité.

Le décret jupitérien interrompt les hostilités. Et pour solder cet accord, Sirène et Ménandre, qui a dû surmonter son émotion bégayante, décident de se marier avec la bénédiction d’Apollon. Et en toute connaissance de cause. Le couple a eu l’occasion de se quereller sur les devoirs conjugaux respectifs.

Force feux d’artifice saluent ce final d’un spectacle entier. Le jeu des lumières, des effets de mise en scène, la truculence des costumes et des maquillages sollicitent sans répit le regard. L’oreille est, elle, séduite par la qualité de la partition enchanteresse et saisissante, restituée par le Poème Harmonique.

________________

« Coronis », au théâtre de Caen, mercredi 6, jeudi 7 et samedi 9 novembre 2019.

Cyrille Dubois-Tristan Raës, paire d’as

Pour le premier rendez-vous de la saison 2019-2020,  le théâtre de Caen a invité un enfant du pays. Enfant de la Maîtrise, que les familiers des auditions de la Gloriette avaient pu repérer, Cyrille Dubois a bien grandi pour devenir au passage de la trentaine un ténor fort recherché. Cet amoureux du chant et le pianiste Tristan Raës forment le duo Contraste au service du lied et de la mélodie. Leur programme Liszt confirme une belle maturité partagée.

Tristan Raës et Cyrille Dubois, le duo Contraste (Photo Jean-Baptiste Millot-Aparté).

La grande salle du théâtre ne se prête guère à un salon de musique. Et pourtant, le ténor Cyrille Dubois et le pianiste Tristan Raës parviennent à ce rapport d’intimité avec le public dans ce récital hautement romantique. L‘exaltation de la nature et du sentiment amoureux transpirent des œuvres des poètes allemands du XIXe siècle, mises en musique par Franz Liszt. Les pièces choisies forment la première partie du récital et donnent à Cyrille Dubois de déployer toute la palette de sa voix.

Ainsi du rêve d’amour « Liebestraum O  lieb ». Son auteur, Ferdinand Freiligrath est surtout connu par les spécialistes. En revanche, la mélodie de Liszt donne à son poème une notoriété bien inscrite dans les mémoires. L’amour, contrarié par l’éloignement, que porte le compositeur hongrois à Marie d’Agout, ne serait pas étranger à cette musique. Le timbre chaud et clair de Cyrille Dubois lui donne progressivement une amplitude saisissante.

Tous les élèves germanistes ont, tôt ou tard, planché sur le célébrissime poème d’Heinrich Heine, « Die Loreley », l’enchanteresse du Rhin, au chant de sirène fatal au batelier. Liszt en a écrit deux versions musicales. La deuxième retenue par le ténor offre un festival de nuances jusqu’à un final de notes hautes de toute beauté. On est tout autant emporté par l’envolée puissante du « Bist du » (« Ainsi es-tu ») du Prince Elim Metschersky ; et ému par le sort du « Fisckerknabe » (le jeune pécheur) de Schiller, dont le piano de Tristan Raës et la voix de Cyrille Dubois la douce naïveté et le cruel destin.

Quatre poèmes de Victor Hugo offrent l’occasion d’apprécier le modelé des mots par la voix du ténor. « Oh quand je dors » est un bijou de sensualité qui commence comme une berceuse, gagne en intensité dans un rêve de désir jusqu’à une certitude sereine. « Enfant si j’étais roi » procède d’une construction semblable.

On passe ensuite à la langue italienne, avec Cesare Boccella, un contemporain de tous les auteurs précités. Liszt donne à son poème « Angiolin dal biondo crin » (Petit ange aux cheveux blonds) une musicalité azuréenne. L’interprétation du ténor et du piano de Tristan Raës tient à la fois de la berceuse et de la comptine.

Pétrarque que cite Victor Hugo dans son poème « Quand je dors » se situe six siècles avant les poètes de ce récital.  Ses sonnets n’en inspirent pas moins Liszt, certainement séduit par leur expression de bouleversements amoureux, vis-à-vis notamment de la Laura, dont  parle Hugo. Dans les trois poèmes qui terminent le récital, la part du piano donne un élan à la voix de Cyrille Dubois. Sa tessiture se trouve étirée de façon impressionnante. On frise le bel canto, en même temps que surgissent des intonations guillerettes, douces ou affectueuses.

La chaleur de l’accueil du public devant cette paire d’artistes à la complicité confondante entraînent deux généreux bis. On réentend ainsi la mélodie du fameux « Liebestraum », mais cette fois avec un texte adapté en français. Et là encore sans impair, aucun.

______________________

Récital donné au théâtre de Caen, le dimanche 13 octobre 2019.

Août musical: les jeunes talents confirment

Parenthèse aussi enchantée qu’estivale répondant au festival de Pâques, la 18e édition de l’Août musical de Deauville s’est fermée sur de fort belles pages de Richard Strauss, Franz Liszt et Robert Schumann. Dans un programme typique de musique de chambre, on a pu apprécier des jeunes talents déjà familiers de la salle Elie-de-Brignac conduits par la pétillante violoniste Alexandra Soum.

A chaque concert de la salle Elie-de-Brignac, on a du mal à imaginer que ce lieu qui sonne si bien fait aussi écho au feu des enchères consacrées aux yearlings. C’est d’ailleurs sa vocation première. Ces ventes de futurs cracks des champs de course succèdent traditionnellement à l’Août musical, qui, lui, donne à son directeur artistique, Yves Petit de Voize, l’occasion de faire connaître ses « poulains ».

Et si on veut bien remonter dans le temps, on peut que saluer la finesse de jugement d’YPV à repérer des interprètes pleins de potentiel. La liste et longue de celles et ceux passés par Deauville et couvés par la Fondation Singer-Polignac, la permanence ô combien salutaire du festival, ont gagné en notoriété, mènent carrière et hissent vers le haut le niveau général de la musique en France.

La voix a été au cœur de plusieurs soirées de ce 18e Août musical avec les concours de la mezzo-soprano  Adèle Charvet ; des sopranos Marie-Laure Garnier et Clémentine Decouture  et du ténor Paco Garcia _ ces trois derniers  dans un double programme Olivier Greif enregistré par le label B. Records.  Cette même voix n’était pas loin en ouverture du dixième et ultime concert.

Le sextuor de « Capriccio » ouvre un débat que développe l’opéra de Richard Strauss, à savoir qui de la musique ou de la poésie a l’avantage sur l’autre. Le cœur de la comtesse Madeleine en est l’enjeu. On se tiendra prudemment à l’écart de la discussion pour ne retenir que la beauté intrinsèque de cette partition d’une douzaine de minutes.

Elle place l’auditeur en totale fascination. A la tête de ce sextuor, Alexandra Soum apporte son enthousiasme généreux et sa délicatesse. Passés à bonne école _ on pense à Adrien Bellom, violoncelliste, ancien élève de Jérôme Pernoo, un des quatre fondateurs du festival de Pâques _, le violoniste Shuichi Okada ; les altistes Mathis Rochat et Manuel Vioque-Judde ; le violoncelliste Bumjun Kim confirment par la justesse de leurs interventions, l’équilibre de leurs jeux respectifs, une maturité déjà perceptible au cours de précédents concerts deauvillais.

L’interprétation, en toute fin de programme, du sextuor n°2 en sol majeur de Brahms, a été à ce titre exemplaire. On retrouvait les six mêmes musiciens toujours sous la conduite de l’épatante Alexandra Soum. L’œuvre est codée, du moins contient un message subliminal dans le premier mouvement par les cinq notes répétées ici par la violoniste. Dans la notation germanique transparaît le prénom d’Agathe von Siebold à laquelle le compositeur vouait une passion.

Reste au fil des quatre mouvements, une œuvre dense saluée très chaleureusement par le public. Aux applaudissements nourris, Alexandra Soum et les siens ont associé les pianistes Guillaume Bellom et Ismaël Margain. Normal. Tous deux avaient, en fin de première partie, fait montre de leur talentueuse complicité, maintes fois éprouvées à Deauville.

Et, on ne s’en lasse pas. La Fantaisie pour piano à quatre mains en fa mineur de Schubert offre aux deux musiciens un idéal terrain de jeu, si on ose dire. Le tempérament du compositeur se retrouve dans cette œuvre à la fois allègre et mélancolique, voire teintée d’interrogation. Guillaume Bellom et Ismaël Margain en expriment les nuances avec brio dans un « pas de deux » pianistique réglé au cordeau et rythmé par l’intervention de Jean Fröhlich, régisseur et tourneur de pages dont le bras de basketteur l’autorise à se soulever à peine de son siège.

___________________________________________________________________________________

Concert donné le samedi 10 août 2019, salle Elie de Brignac, à Deauville.

Rappelons que les concerts, tant du festival de Pâques que de Août musical se retrouvent sur le site musique.aquarelle, où ils sont gratuitement disponibles à l’écoute.