Après avoir affronté avec succès « Les Frères Karamazov », le roman-fleuve de Dostoïevski, Jean Bellorini revient à Caen avec un autre exploit : porter au théâtre l’écriture de Marcel Proust. Certes, il ne s’agit que des premières pages de « La recherche du temps perdu », où l’auteur évoque la mort de sa grand-mère. Placée en regard des propres souvenirs de la comédienne Hélène Patarot, rescapée des « boat people », l’introspection proustienne est partagée avec le comédien Camille de la Guillonière. Le spectacle offre une réflexion poignante et pénétrante sur la disparition d’un être cher.
La chance sourit aux audacieux, dit-on. Jean Bellorini est de ces metteurs en scène qui osent. Avec discernement. Une fois de plus, le directeur du Théâtre Gérard-Philipe, à Saint-Denis, convainc. Comme il avait pu le faire avec « La Bonne Âme du Se-Tchouan » de Bertold Brecht, puis « Karamazov », accueillis au théâtre de Caen, respectivement en janvier 2015 et en décembre 2016. C’est lui aussi, qui a réalisé la mise en scène de l’opéra « Rodelinda » par le Concert d’Astrée d’Emmanuelle Haïm, vu en début de cette saison 2018-2019.
Franchement, on pensait le monument de la littérature qu’est « La Recherche » réservé à la lecture seule, voire en public _ comme cela a pu se faire avec une certaine réussite. Le style de Proust avec ses longues phrases serpentant jusqu’au plus profond des impressions et des sentiments humains ne laissait pas imaginer une adaptation théâtrale. Jean Bellorini démontre le contraire.
Chaises et cube
« Un instant », le titre du spectacle signifie que loin de s’étendre sur les 3 000 pages du volume, le metteur en scène s’attache aux premières feuilles. L’évocation des années d’enfance, concentrées là sur l’aïeule de l’écrivain, est suffisamment dense pour une mise en scène. On y retrouve la patte de deux complices de Jean Bellorini, le comédien Camille de la Guillonnière, et Macha Makeïeff qui signe les costumes et le décor.
D’abord en sourdine, la voix de Léo Ferré monte progressivement. « Avec le temps… » Dans le clair-obscur d’un espace qui tient du hangar ou d’une église désaffectée, tout un amoncellement de chaises, qui en en fond de scène monte jusqu’aux cintres. Côté jardin, une verrière ; côté cour, en suspension une pièce cubique accessible par une échelle. Eclairée et tapissée de rouge, elle représente la salle ou se réfugiait Marcel Proust, enfant. Tout cela crée commun univers onirique, un siège des souvenirs, dont l’enchevêtrement des chaises vides (symboles des disparus ?) pourrait bien s’assimiler aux circuits des neurones activés par l’exercice mémoriel.
Nem et madeleine
C’est bien à quoi s’est attaché Jean Bellorini en invitant Hélène Patarot à se plonger dans sa propre enfance et à l’évocation de sa propre grand-mère. La comédienne, d’origine vietnamienne, est arrivée en France, à l’âge de trois ans, parmi les réfugiés des « boat people ». Le nem est à l’actrice ce que la madeleine est à Marcel Proust. Là, ce n’est pas la mémoire olfactive et gustative du petit gâteau bombé et rainuré qui déclenche la démarche introspective de l’écrivain. Mais le seul fait de se pencher pour ajuster le bouton d’une bottine. D’un seul coup, l’auteur est envahi par la prise de conscience que sa grand-mère chérie n’est plus.
Le récit personnel d’Hélène Patarot, au cours d’un échange avec Camille de la Guillonnière, donne une atmosphère durasienne à cette introduction. Puis, la langue de Proust monte comme une marée. Excellemment portée par les voix des deux comédiens, elle envahit le plateau et offre, par cette magie inégalable des mots, une communion d’émois et de sensations. Elle touche au cœur et mouille les yeux. Les interventions musicales de Sébastien Trouvé, guitare en direct et (ou) bande enregistrée, s’intègrent subtilement dans ce climat quasi hypnotique où, comme Proust, on se prend à « vouloir convaincre les sceptiques que la mort est une maladie dont on revient »…
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« Un instant », représentations donnée au théâtre de Caen, mardi 26 et mercredi 27 mars 2019.