Avec « Thyeste », l’audacieux metteur en scène Thomas Jolly offre à découvrir une des tragédies les plus sinistres de l’histoire. On la doit au philosophe latin Sénèque. Il est difficile de rester stoïque devant le déferlement de cruauté que suggère cette pièce. Elle a été la grande affiche de la Cour d’honneur du dernier festival d’Avignon. Accueilli actuellement au théâtre Caen, le spectacle conserve cette force à couper le souffle.
Il y aura quatre ans à la fin de l’année, Thomas Jolly faisait sensation au théâtre de Caen avec « Henri VI » de Shakespeare. C’était juste au moment des attentats du Bataclan. Jouer ou pas, la question s’était posée. Le metteur en scène avait répondu positivement dans un texte exemplaire de réflexion et de lucidité, avant donc de partager avec le public une aventure théâtrale de dix-huit heures, le temps d’un week-end.
La démesure d’un Shakespeare convient à Thomas Jolly, aussi bien comme comédien que comme metteur en scène. Avec Sénèque, dont le théâtre a bien dû inspirer le dramaturge élisabéthain, l’artiste normand voit encore le moyen d’appuyer là où ça fait mal, quand l’humain perd son humanité. L’histoire croule sous les exemples et ça n’est pas fini.
Thomas Jolly endosse le rôle d’Atrée, frère jumeau de Thyeste, auquel il prépare une incroyable vengeance. Il faut dire que sur la famille pèse une lourde hérédité de violence. Pelops, leur père qui n’était pas un modèle de vertu, n’en avait pas été moins sacrifié par son propre géniteur. Tantale, leur grand-père donc, l’avait mitonné pour le servir aux dieux venus banqueter chez lui !
La malédiction de Tantale
Mal lui en avait pris. Frappé de damnation, Tantale avait été expédié au Tartare condamné à souffrir de soif et de faim. Dès qu’un steak, des fruits ou de l’eau fraîche apparaissaient à portée de main, ces aliments s’éloignaient irrémédiablement. C’est cette malédiction qui introduit la pièce. Tel un Dark Vador, à la voix de stentor, Eric Challier est ce Tantale racontant ses malheurs.
Le ton est donné. L’atmosphère est pesante, accentuée par deux sculptures monumentales, une tête couchée bouche ouverte et une main, par une musique tenace aussi, dominée par les percussions. S’y succèdent des monologues descriptifs par les voix : rauque de la Furie (Annie Mercier), longue chevelure en bataille, robe tachée de sang, maquillage outrancier ; « rapeuse » (1) d’Emeline Frémont, en sweat et kilt, qui représente à elle seule le chœur dans une chorégraphie de traits de lumière; presque doucereuse du Messager (Lamya Regragui).
Les récits racontent comment Thyeste a séduit la femme d’Altrée et l’a persuadée de voler la toison d’or dans les étables de son mari. La possession d’un bélier ainsi paré était la condition décidée par Jupiter pour prétendre au trône du royaume d’Argos que se disputaient les deux frères. La tricherie de Thyeste n’est pas du goût de Jupiter. Pour le signifier, le dieu ordonne au soleil de faire demi-tour. Atrée prend le pouvoir et envoie son frère en exil.
Double couronne
Et volte face, on croit le roi d’Argos retrouver ses repères moraux. Il fait revenir Thyeste (Damien Avice). C’est un homme dépenaillé, flanqué de ses enfants, qui se présente, mi sceptique, mi rassuré, devant Atrée, attitude jupitérienne magnanime dans son costume jaune. Le souverain offre de partager la couronne. Poussé par la candeur de ses enfants, Thyeste accepte. Avec ses nouveaux habits, il devient la copie conforme de son frère.
Ce caractère gémellaire ajoute au trouble des relations entre les deux frères (1), dont le paroxysme est ce banquet final, infernal, largement éclairé. On sait par la voix du messager que les enfants de Thyeste ont été tués par leur oncle. Leur père se repaît d’un repas dont il ne soupçonne pas l’origine des mets et des breuvages. Avec un cynisme assumé _ il offre une couronne de fleurs que lui-même porte _ Atrée lui distille la vérité au compte-gouttes.
Sommet tragique
La confrontation entre Thomas Jolly et Damien Avice constitue un sommet, non seulement par le déroulé de la pièce, mais, et surtout par la force dramatique que les deux comédiens insufflent. La musique se tait. Le propos amène d’Atrée fait froid dans le dos, qui va entraîner chez Thyeste un cri silencieux d’abattement. Tête contre tête, allongés sur la table du banquer, les deux hommes n’ont de cesse de se renvoyer la responsabilité de cette situation indicible.
La nuit retombe sur le royaume d’Argos. La contamination de la malédiction familiale va se poursuivre selon la prophétie de la Furie. On sort sonné de ce cauchemar sismique, avec l’image têtue de ce banquet et ces immenses sculptures symboliques des infanticides. Sous des effets de science fiction, ce bien mauvais rêve n’en renvoie pas moins aux cruautés qui jalonnent la ronde chaotique de la planète.
« Thyeste » par la Piccola Familia. Représentations au théâtre de Caen, mercredi 6, jeudi 7 et vendredi 8 mars 2019.
- (1) La très pertinente traduction de Florence Dupont joue un rôle important dans la scansion du texte de Sénèque (4 av. JC-65 ap. JC).
- (2) Pierre Niney a été un temps rapproché pour tenir le rôle de Thyeste. Mais le comédien avait des projets de cinéma. Sa ressemblance avec Thomas Jolly aurait encore ajouté à ce trouble.
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