Pour son premier spectacle lyrique de la saison 2019-2020, le théâtre de Caen sort de l’oubli une œuvre du Siècle d’Or espagnol. « Coronis » du compositeur Sebastian Duron (1660-1716) a été créée juste à l’entrée du XVIIIe siècle. Son premier spectateur fut, à Madrid, le jeune Philippe V, petit-fils de Louis XIV. Le metteur en scène Omar Poras fait vivre son imagination foisonnante dans cette rivalité entre Neptune et Apollon pour les yeux de la belle nymphe. Vincent Dumestre apporte, lui, l’excellence de son ensemble musical. Le Poème Harmonique, qui fête ses vingt ans, offre un écrin aux rôles chantés par une équipe féminine enthousiasmante.
On ne connaît pas l’auteur du livret de « Coronis ». Mais c’est à se demander s’il n’a pas anticipé, malgré lui, les conséquences d’un dérèglement climatique, entre un Neptune qui menace d’un tsunami et un dieu Soleil, Apollon prêt à mettre le feu. Les pauvres mortels du peuple de Thrace ne savent plus où donner de la tête.
Cherchez la nymphe. A son corps défendant, Coronis est l’enjeu de cet antagonisme entre les d(i)eux. Ajoutez à cela un peu de géopolitique mythologique. C’est à celui qui prendra sous tutelle la ville de Phlègre. Il faut bien un traître dans l’affaire. C’est ce Triton, mi chair-mi écaille, que rien n’arrête. Ce valet de Neptune compte garder à son profit l’enlèvement de la belle sur laquelle pèsent de bien sombres prédictions.
« Coronis » s’inscrit dans le genre de la zarzuela, théâtre dramatique et musical typique de l’Espagne. Seule exception là, l’œuvre est entièrement chantée. Presqu’exclusivement par des femmes. On apprend qu’à l’époque on faisait appel à des comédiennes formées au chant ; les chantres de la Capilla Real ne se compromettaient à monter sur une scène n’ayant que mépris pour le métier d’acteur.
Vincent Dumestre fait partie de ces musiciens-chercheurs qui découvrent des pépites. « Coronis » est de celles-là, qui résonnent de rythmes de castagnettes et de guitares aux cordes fringantes. Omar Porras, dont on se souvient, entre autres, de son « Amour et Psyché » d’après Molière, s’empare avec jubilation de cette fantaisie baroque que lui inspire le théâtre de tréteaux. Le drame y côtoie la farce. Il suffit d’ouvrir la malle aux costumes et aux accessoires.
Le décor s’inscrit dans une grotte, cet espace propice à la fantasmagorie. Le spectacle se déploie avec chanteuses, mimes et acrobates. Chevelure rousse emplumée de noir, silhouette de danseuse enveloppée de transparence, Ana Quintans incarne une Coronis à la fois candide et gaffeuse. Son personnage, qui trouve son alter ego en la présence d’une étonnante contorsionniste, est au centre des sollicitudes.
Sirène et Ménandre s’en font les échos. Tout de contraste, ligne efflanquée et profil rond, le couple formé par Victoire Bunel et Anthea Pichanick représente les Thraciens. Du moins ceux qui peuvent donner de la voix. Leur condition de simples humains les conduit à s’en remettre au devin Protée. Les cheveux irrémédiablement dressés sur la tête témoignent du pessimisme des augures du magicien, joué par Emiliano Gonzalez Toro Bon _ seul homme avec Olivier Fichet dans la distribution vocale. Disons-le tout de suite, il n’en sera rien. Jupiter enverra Iris, son arc-en-ciel de la paix, mettre de l’ordre dans ce bazar.
En attendant, Neptune (Caroline Meng), barbe et habits couleur de flots, et Apollon (Marielou Jacquard) lingot d’or surmonté d’une abondante chevelure moussue, ne cessent d’éprouver les nerfs des Thraciens. Jusqu’au moment où Triton revient à la charge et s’irrite de voir ses déclarations repoussées par Coronis. D’un coup de lance, le dieu solaire coupe court à ses avances. La plainte du monstre agonisant le rend touchant. L’interprétation d’Isabelle Druet y participe avec acuité.
Le décret jupitérien interrompt les hostilités. Et pour solder cet accord, Sirène et Ménandre, qui a dû surmonter son émotion bégayante, décident de se marier avec la bénédiction d’Apollon. Et en toute connaissance de cause. Le couple a eu l’occasion de se quereller sur les devoirs conjugaux respectifs.
Force feux d’artifice saluent ce final d’un spectacle entier. Le jeu des lumières, des effets de mise en scène, la truculence des costumes et des maquillages sollicitent sans répit le regard. L’oreille est, elle, séduite par la qualité de la partition enchanteresse et saisissante, restituée par le Poème Harmonique.
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« Coronis », au théâtre de Caen, mercredi 6, jeudi 7 et samedi 9 novembre 2019.