En partenariat avec les Boréales de Normandie, le théâtre de Caen accueille jusqu’à ce soir « Un ennemi du peuple », la pièce d’Henrik Ibsen dans une mise en scène de Jean-François Sivadier. L’œuvre du dramaturge norvégien prend un éclairage nouveau au regard d’un monde en proie à l’urgence écologique, à la crise des représentativités, aux émotions incontrôlées. Autour d’un Nicolas Bouchaud essoré et essorant, toute une troupe épatante transforme sans ménagement cette tragédie en une farce grinçante.
« Un homme fort, c’est… » On n’a pas la réponse, la chute d’une poche d’eau suivie d’un noir complet laisse chacun dans l’expectative. Avec Sivadier, dont le théâtre de Caen, a reçu plusieurs mises en scène, le final d’« Un ennemi du peuple » a la force d’un couperet. Qui menace « celui qui dit la vérité », comme le chante Guy Béart.
De retour dans sa ville natale, le médecin Tomas Stockmann en fait une station thermale, promesse de prospérité pour la cité. Seulement, les eaux se révèlent contaminées par des bactéries. Le praticien veut en informer la population. Houstad, le rédacteur en chef du « Messager du Peuple » est prêt à publier les analyses.
Tomas Stockmann croit en la vertu de l’information. Pour lui, il ne fait pas de doute que ses concitoyens lui en sauront gré. Il se heurte à son préfet de frère qui met en balance les risques ruineux qui menacent la ville : une contre publicité préjudiciable et des travaux trop lourds pour les finances locales. Peter Stockmann a tôt fait de retourner l’opinion, avec la complicité du journaliste et de l’imprimeur Aslaksen, représentant des petits propriétaires. Tous deux ont fait volte-face.
Peut-on avoir raison contre tout le monde ? Echaudé par ce renversement de situation, qu’il était loin de deviner, Tomas Stockmann finit par s’en persuader. Mais, à l’image des eaux thermales, ses sentiments altruistes se font contaminer au fil d’une diatribe contre cette « majorité compacte », cette plèbe ignorante et moutonnière.
La mise en scène de Jean-François Sivadier se déploie sur tout l’espace qu’offre le plateau du théâtre de Caen. Un espace largement ouvert surmonté de deux grands lustres et qui déborde aussi sur la salle d’où peuvent surgir les protagonistes. Introduite par la musique associée au film « 2001: ‘Odyssée de l’espace », les premières mesures du poème symphonique de Richard Strauss « Ainsi parlait Zarathoustra »(1), soulignent )la phase favorable à Tomas Stockmann.
Mais la même œuvre interprétée avec des couacs et des canards _ délicieuse et redoutable spécialité d’orchestres anglais _ sent la catastrophe pour le médecin. Faute de salles municipales disponibles _ comme par hasard !_, il réussit à organiser une réunion dans un théâtre. Au sens figuré comme au sens propre, car le spectateur se trouve là associé. Parvenant à reprendre de micro à ses opposants, Tomas Stockmann se lance dans cette harangue que ne veut pas entendre son auditoire et lui vaut d’être qualifié d’ « ennemi public ».
Le show de Bouchaud est époustouflant. On l’a vu pitre quand il se joue du pouvoir représenté par la casquette et la canne du préfet son frère. Cette fois, il incarne un Tomas Stockmann exalté, l’œil fiévreux, sûr de sa vérité et emporté dans flot de paroles où tout le monde en prend pour son grade. L’absence de courage, le conformisme sont ses cibles avec les risques de réversibilité, soupçonne-t-on. L’élite éclairée peut tourner au despote populiste.
Le texte brûlot d’Ibsen (1883) trouve des résonnances avec les lanceurs d’alerte d’aujourd’hui tout autant que les « fake news » de réseaux sociaux. Jean-François Sivadier lui donne aussi une actualité avec des passages de « La Violence : oui ou non » de l’essayiste Günther Anders, l’auteur de « L’Obsolescence de l’homme ». De même, il emprunte des citations de Michel Foucault dans les propos rapportés sur l’éducation par Petra Stockmann, fille de Tomas.
Jeanne Lepers joue avec tact et sobriété ce personnage de Petra. Elle et sa mère Katrine (excellente Nadia Vonderheyden) donnent aux rôles féminins un contrepoids subtil au patriarcat dominant. Ils tranchent avec les attitudes à courte vue d’un Houstad, prompt à répondre aux désirs préfectoraux et à ne pas heurter son lectorat, ou d’un Aslaksen, dont la modération affichée confine à la couardise. Sharif Andoura et Eric Guérin rendent leurs personnages experts en retournement de veste, tandis Vincent Guédon donne à Peter Stockmann la dimension arrogante d’un préfet soucieux des intérêts de son cercle fortuné.
C’est bien une question d’argent qui se joue. La velléité révolutionnaire d’un Billing (Cyprien Colombo), qui soutient le médecin, s’efface derrière une demande d’emploi de greffier à la mairie. Il faut bien vivre. Tomas Stockmann lui-même espère bien assurer les arrières de son épouse avec la fortune de son beau-père. Le tanneur Morten Kill est une forte personnalité en bisbille avec les autorités locales. Perruque à la Trump, Cyril Bothorel est ce personnage colérique, dont Stockmann n’est pas au bout de ses (mauvaises) surprises.
Ce même Cyril Bothorel est aussi ce capitaine Horster, finalement le seul homme resté proche du médecin isolé, boudé par sa clientèle. C’est lui qui lui a trouvé ce théâtre pour la réunion publique. Dans la salle plongée dans le noir était simulé comme un itinéraire clandestin, guidé par la voix du comédien évoquant l’histoire du théâtre caennais. C’était avant l’essoreuse de ce monologue torrentiel, inscrit comme un des grands moments de cette production.
(1) Associée au film de Stanley Kubrick (1968), cette musique a également servi de générique à l’émission politique « A armes égales », qui a marqué l’histoire de la télévision en France. Créée par Michel Bassi, Alain Duhamel, André Campana et Jean-Pierre Alessandri, elle a été diffusée sur la première chaîne de l’ORTF de février 1970 à mars 1973.
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« Un ennemi du peuple », au théâtre de Caen, mardi 19, mercredi 20 et jeudi 21 novembre 2019.