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Le théâtre de Caen accueille, jusqu’à samedi, « Le Triomphe de l’Amour » de Marivaux dans une mise en scène de Denis Podalydès. Le spectacle créé aux Bouffes du Nord fait l’objet d’une longue tournée. C’est son seul passage en Normandie. L’occasion est trop belle pour ne pas manquer cette démonstration ciselée du désir amoureux et du jeu de la séduction. Où la naïveté peut tromper et aussi se méprendre.
Après « Les Fourberies de Scapin », c’est une nouvelle mise en scène de Denis Podalydès qui se présente au théâtre de Caen. Cette fois le sociétaire de la Comédie Française ne s’est pas entouré de consœurs et confrères de la Maison de Molière, mais d’une équipe d’acteurs, dont une partie appartient à la « bande de Versailles » de son cinéaste de frère, Bruno. S’y ajoute le violoncelliste Christophe Coin, natif de Caen, dont on connaît la belle carrière de soliste et de chef d’orchestre.
« Le Triomphe de l’Amour » n’est pas la pièce la plus jouée de Marivaux. Sa première représentation, en 1732, avait été fraîchement reçue. On ne comprenait pas qu’une princesse puisse se travestir pour conquérir le cœur d’un jeune homme et troubler à la fois celui d’un philosophe et de la sœur de ce dernier ! Même transposée dans une Sparte imaginaire, la comédie n’avait pas emporté d’adhésion du public, qui s’est rattrapé ensuite.
Racine en modèle
Il faut revenir à l’intérêt qu’y porte Denis Podalydès. Le comédien du Français s’attache à la passion de portait Marivaux à Racine, à la façon dont le dramaturge décrit le trouble amoureux et les ravages qu’il peut provoquer. Si l’auteur du « Triomphe » ne versifie pas comme son prestigieux aîné, ni ne verse dans la tragédie, on ne peut que les rapprocher sur leurs qualités stylistiques et leur art dans la description des méandres sentimentaux.
En cela, « Le Triomphe de l’Amour » est un grand bonheur d’écriture classique où se glissent avec une aisance élégante les imparfaits du subjonctif. On est aux antipodes des « tweets » réducteurs de pensée, qui ne prétendent pas, il est vrai, à la forme théâtrale… Mais la force de désaccoutumance à ce mode d’expression du XVIIIe siècle freine sans doute au départ l’appréhension de l’intrigue, ajoutée au phrasé un peu timide des deux comédiennes, Leslie Menu et Edwige Baily.La première est cette princesse Léonide, qui, sous des habits masculins, se présente sous le nom de Phocion.
Elle est accompagnée de sa suivante, Corine, qui, elle aussi déguisée en homme, répond à celui d’Hermidas. Léonide a un but politique, réunifier son royaume par le retour d’un prince exilé, Agis. Le déchu vit chez Hermocrate. Le philosophe a créé une petite société à l’écart du monde. Lui et sa sœur, Léontine, célibataire sage et résignée, vivent des choses de l’esprit. L’amour n’y a pas sa place.
Une cabane de jardin dans une nature isolée entourée d’eau symbolise le refuge d’Hermocrate. Les costumes de Christian Lacroix renvoient explicitement au siècle de Marivaux. En revanche, on peut voir dans le décor signé Eric Ruf (autre complice des « Fourberies ») une référence à certaines communautés « écolos » au radicalisme teintée d’utopie. Et c’est là que débarquent Léonide-Phocéon et Corine-Hermidas.
Le code des appeaux
Leur premier contact est assez brutal par la personne du jardinier Dimas puis du valet Arlequin. L’un est aussi massif que l’autre est agile. Tous deux devinent vite le stratagème de « Phocéon », qui sait monnayer leur complicité. Ainsi dans ce manège d’approches et de rencontres communiquent-ils en soufflant dans des appeaux. Les cris d’oiseaux n’étonnent pas en ces lieux. Mais leur imitation intervient comme un code pour éviter tout télescopage de personnages.
Le leurre est à la manœuvre dans ce jeu de dupes. Si Léonide est innocente en amour, elle éprouve vite les usages de l’inclination. Et finit bien par faire franchir cet « océan » chanté par Pierre Vassilui, qui « va de l’ami à l’amant ». Mais, ce faisant, après avoir élargi son champ de séduction et de flatterie, elle va laisser sur le carreau à la fois Hermocrate, auquel Léonide avoue son vrai sexe ; et Léontine, trompée, elle, par la travestie en Phocéon.
Cette soudaine découverte qui fait s’effondrer les illusions du philosophe et de sa sœur est l’aboutissement comique d’une montée en puissance de l’intrigue. La tête décontenancée d’Agis, qui n’a pas encore compris l’intention de Léonide, ajoute à la drôlerie de la scène. Quand même l’innocence de la princesse ne tournerait-elle pas, malgré elle, à une forme de perversité. Cinquante ans avant « Cosi fan tutte » de Mozart et les « Liaisons dangereuses » de Choderlos de Laclos, Marivaux ouvre une voie.
Plaisir et chagrin
Outre les intermèdes musicaux de Christophe Coin au violoncelle, Denis Podalydès fait chanter, de façon un peu anachronique, la romance « Plaisir d’amour ». « Qui ne dure qu’un moment », alors que « chagrin d’amour dure toute la vie ». Il faut y voir une prémonition pour Hermocrate et Léontine, excellemment interprétés par Philippe Duclos, grand échalas tout ébaubi et Stéphane Excoffier, passée de la pruderie confuse à l’enthousiasme extatique
Chevelure léonine, Thibault Vinçon incarne un Agis encore interloqué par la tournure des événements, auxquels Dimas et Arlequin apportent un contrepoint hautement facétieux. Jardinier au franc parler picard mâtiné de « ch’ti », Dominique Parent projette l’ombre d’un satyre à la délicatesse éléphantesque, tandis que Jean-Noël Brouté évolue tel un feu-follet trublion. A leurs côtés, Leslie Menu et Edwige Baily retrouvent la noblesse et le rang de leurs personnages, en dépit leur singulière machination.
Représentations au théâtre de Caen, mardi 22, mercredi 23, jeudi 24, vendredi 25 et samedi 26 janvier 2019. A 20 h. Renseignements : 02 31 30 48 00.