Le Ballet royal de la nuit était de retour à Caen, vendredi 23, samedi 24 et dimanche 25 octobre 2020. Il retrouvait, trois ans plus tard au théâtre, la scène de sa création. L’Ensemble Correspondances de Sébastien Daucé et l’équipe du théâtre ont vécu un moment d’inquiétude et d’émotion, la veille de la première des trois représentations. Un accident au cours de la générale a ajouté aux difficultés liées aux mesures sanitaires. Mais le spectacle a pu avoir lieu, mobilisant toutes les énergies, des techniciens aux musiciens et aux chanteurs.
La répétition générale en était à sa deuxième partie, quand la manipulation d’un décor _ une tour mobile _ au sommet de laquelle intervenait un chanteur, a été trompée par un déplacement inopiné d’un repère. La manœuvre se faisant dans l’obscurité, l’ensemble a été précipité vers la fosse d’orchestre, entraînant la chute de l’artiste.
Bilan, quatre blessés sans gravité, mais un choc psychologique certain tant du côté des musiciens et chanteurs que de l’équipe technique. Souffrant malgré tout de contusions, la principale victime, le chanteur Nicolas Brooymans a dû déclarer forfait pour les trois représentations à Caen. Il a été remplacé par Renaud Bres dans le rôle du Grand Sacrificateur.
Car l’ensemble de la troupe a tenu à jouer, ce qu’a souligné Patrick Foll, le directeur du théâtre de Caen, dans un mot d’accueil. Le public masqué et moins nombreux que ne l’autorise la salle en temps normal a su gré à tous les artistes d’apporter ce bain de bonheur musical. Une longue ovation debout les a salués, au terme de près de quatre heures passées comme un charme.
Quelques allègements par rapport à la version initiale auront peut-être été perçus, par souvenir ou par déduction. Ainsi, l’usage de la tour a-t-il été proscrit _ avant tout pour gommer toute appréhension. Un passage avec des échassiers a été enlevé. On notera toutefois l’engagement des acrobates qui, par leurs portés et leurs sauts, ont offert un feu d’artifice d’exploits dans le tableau final. Là où le jeune Louis luit de tous ses ors d’apparat. Et une fois de plus, on saluera la magnifique présence de Lucile Richardot, tant comme soliste que dans les chœurs, voire pour suppléer, en prenant sa partition, un Apollon, vocalement défaillant.
Ces quelques modifications précisées, nous republions ci-dessous l’article paru sous le titre « Un souverain qui surgit dans la nuit ». C’était en novembre 2017, dans le Martimpression, à l’occasion de la création du spectacle au théâtre de Caen. Un temps béni où la vie culturelle, entre autres, n’était pas bouleversée par un virus sournois, qui depuis perturbe la diffusion d’une production exemplaire.
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Coup double pour le théâtre de Caen. Poussé par une forte demande, il a dû ajouter deux représentations du « Ballet royal de la Nuit », la création d’ouverture de saison, aux deux initialement prévues. On doit à l’audace de Sébastien Daucé l’exhumation de cette œuvre hors normes qui consacrait le jeune Louis XIV. A la résolution aussi de Patrick Foll, le directeur de la scène caennaise, qui a cru d’emblée à ce magnifique projet.
Sous ses allures de garçon sage, Sébastien Daucé cache une détermination farouche à faire partager sa passion du Grand Siècle français. Il n’a pas trente ans, quand, en 2008, il crée son ensemble Correspondances, dont on attribuerait volontiers le nom pour son admiration à l’égard de Madame de Sévigné. Dans son Panthéon musical, il place Marc-Antoine Charpentier, auquel on doit un important répertoire sacré.
Le compositeur était plus contraint par ses protecteurs à verser dans la musique religieuse. Mais hors ces considérations, Sébastien Daucé y voit, ainsi que chez d’autres musiciens _ Etienne Moulinié, Antoine Boësset, de Lalande entre autres _ une école de rigueur tant textes et partitions font cause commune. C’est pour lui le moyen de donner une identité sonore propre à son groupe de (jeunes) chanteurs et musiciens.
Enregistrements et concerts forgent depuis bientôt dix ans cette reconnaissance. Assez pour se détacher d’une image austère et élargir sa palette d’interprétations, dont « Le Ballet royal de la Nuit » n’est pas la moindre des illustrations ! Il fallait le trouver ce « trésor », évoqué dans les mémoires.
« Pierre de Rosette »
Non pas tant le livret d’Isaac de Benserade resté accessible (les archives départementales du Calvados en ont aussi un exemplaire) que la musique qui lui est associée. On sait les compositeurs qui y ont participé _ Jean de Cambefort, Michel Lambert, Louis Constantin en particulier _. Mais sans grande précision sur la part de chacun, la seule trace disponible comporte bien des lacunes.
Sébastien Daucé en parle comme de sa pierre de Rosette quand il évoque le manuscrit de Philidor Laisné. Le bibliothécaire du roi avait entrepris de réécrire la musique du « Ballet » mais l’avait laissée inachevée. Ne figurait que la ligne mélodique du premier violon. Le chef de « Correspondances » se mue en Champollion de la partition et entreprend de réorchestrer ce ballet de cour. Ce chantier colossal mené pendant plus de trois ans aboutit à un enregistrement unanimement applaudi (1).
Fables et mythes
Donner à voir est le deuxième volet du projet. Il doit à la rencontre, provoquée par Patrick Foll, le directeur du théâtre de Caen, entre Sébastien Daucé et Francesca Lattuada. Imaginaire nourri par les fables et les mythes, la metteure en scène trouve son miel dans l’œuvre. En fin politique, Mazarin l’avait commanditée dans le but d’asseoir, sous forme festive et symbolique, l’autorité du jeune Louis.
La Frances sortait affaiblie par une Fronde qui n’avait rien de populaire. Enfant tardif, Anne d’Autriche n’avait pu donner naissance au bébé royal qu’après seize ans de mariage, le dauphin avait enfin atteint un âge validé par la classe nobiliaire. Il convenait de confirmer cette remise au pas des grands du royaume appliquée par le cardinal.
Place à la fête donc, qui se trouve réinventée dans ce « Ballet de la Nuit ». La musique reconstituée au plus près des connaissances par Sébastien Daucé ouvre un album d’images animées au fil de plus d’une centaine de tableaux. S’offre un spectacle total de fantaisies, de drôleries et d’extravagances, ponctuées par quatre « veilles ». Elles ponctuent ce « livre d’heures » que constitue le ballet, depuis le crépuscule jusqu’à l’aurore et le lever du soleil.
Les scènes grouillent de personnages aux traits forcés. Des coquettes aux gueux, ils sont ce peuple dûment hiérarchisé, sur lequel va régner le souverain. Des dessins d’origine les représentant sont précieusement conservés dans la Rothschild Collection du Waddeston Manor (Angleterre) d’un château anglais.
Jeux de contrastes
L’illustrateur Olivier Charpentier s’en est très librement inspiré pour inventer les costumes dans une complicité totale avec l’univers de Francesca Lattuada. On assiste à un mélange des genres, à des jeux de contrastes, dont s’acquitte une équipe formidable d’artistes circassiens. Du porteur aux larges épaules à la voltigeuse de poche, ils rythment le spectacle en véritable machinerie par des colonnes funambulesques et des sauts impressionnants.
Connaisseur des phares bretons, Christian Dubet balise de ses lumières ces successions d’apparitions, où les costumes font décor. Elles aiguisent étonnement et surprise et stimulent les associations d’idées. On y voit aussi bien un lièvre échappé de l’atelier d’un Barry Flanagan que des renards anthropomorphiques issus du crayon de Juan Jo Guardino (« Blacksad) ; ces silhouettes aux complets gris de quincailler évoquent l’onirisme d’un Magritte associé aux cyclopes des « Minions » ; des postiches pastiches semblables à des barbes à papa et des robes à frous-frous, renvoient aux stands et lots d’une foire du… Trône ; l’univers des carnavals se retrouvent dans ces « marionnettes » démesurées, perchées sur des échasses.
Et aussi ces Parques barbues se jouant de boules jaunes comme des pommes golden ; ces sosies découpés dans une tranche napolitaine… La liste est longue et se bouscule dans le souvenir fléché par l’émergence du jeune Louis incarné par le danseur Sean Patrick Mombruno. Plastique irréprochable, il en impose par la grâce de son port de tête, l’économie de sa gestuelle. Le roi est déjà au dessus du lot. Il est la danse, cet art qu’il affectionne. Faut-il y voir la raison pour laquelle Francesca Lattuada privilégie jonglage et acrobatie au dépens de la chorégraphie, même si, à l’évidence, les circassiens ont suivi une formation intensive de danseurs ?
Cette seule réserve faite, on suit ce parcours initiatique avec un appétit sans cesse renouvelé par une musique passionnante. On comprend vite comment Sébastien Daucé a pu être séduit par l’air de la Nuit qui ouvre le Ballet. Sa découverte est à l’origine de tout le projet. La mezzo (bas-dessus en langue baroque) Lucile Richardot lui donne une expression saisissante. Elle place tout de suite haut la barre d’une interprétation, à laquelle personne ne faillit.
Louis d’or
La qualité du chœur témoigne d’une cohésion à la fois veloutée et affirmée dans des airs somptueux. Côté fosse, c’est aussi un bonheur de l’ouïe (Louis !). La direction avisée de Sébastien Daucé distille toutes les nuances d’une composition intelligemment réinventée. Elle offre un écrin aux voix des solistes, parmi lesquelles celle de Deborah Cachet, silhouette de mannequin d’Yves Saint Laurent dans sa robe noire à corolle, est une belle révélation. Et puis, on reste toujours frappé par la basse abyssale de Nicolas Brooymans, impressionnant grand scarificateur.
L’apport pertinent d’extraits de deux opéras Italiens, « L’Ercole amante » de Cavalli et « Orpheo » de Luigi Rossi, ajoutent aux références mythologiques. Elles apportaient des messages clairs pour les spectateurs de l’époque. Ceux d’aujourd’hui saisissent au moins la naissance d’un absolutisme. Au final, c’est dans un feu d’artifice musical qu’accompagnent les bonds vertigineux des acrobates que surgit le Louis d’or, tel un soleil noir, auréolé d’une lumière éblouissante. Ce n’est pas l’astre de la mélancolie, mais celui d’une valeur refuge : l’admiration assujettie.
- (1) La version de concert du Ballet royal de la Nuit a été enregistrée en 2015. Elle est parue chez Harmonia Mundi _ deux CD et un livret remarquablement commenté et illustré. 36 € l’édition spéciale.
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