Gros effectif, grand concert. Avec un programme russe à souhait _ Prokofiev (1891-1953) et Chostakovitch (1906-1975) _, le violoniste David Grimal et l’orchestre des Dissonances ont fait briller de mille feux les partitions des deux compositeurs, au théâtre de Caen. Leurs interprétations, respectivement des concertos n°1 et n°2 du premier et de la Symphonie n°9 du second, ont été saluées par des tonnerres d’applaudissements. La contrainte des masques s’est fait oublier. Le bonheur était total, tant du côté de la scène que de celui de la salle. Il marquait des retrouvailles avec une musique en direct.
Près de 70 interprètes sur scène, David Grimal fait partie de ces meneurs doués d’enthousiasme et de volonté pour entraîner avec eux des musiciennes et musiciens hors pair, confirmés ou prometteurs. Mais l’orchestre des Dissonances a en plus l’originalité, rappelons-le, de n’être pas dirigé. On imagine bien le travail de mise au point, ensemble ou par pupitres, avant le passage en pilote automatique. L’application est d’autant plus remarquable que le nombre des exécutants est plus grand.
Et les œuvres plus redoutables… Ni Sergueï Prokofiev, ni Dmitri Chostakovitch ne versent dans la facilité ! À vrai dire, on n’y pense pas dès les premiers coups d’archet d’un David Grimal. Son jeu fascinant et électrisant envoûte l’oreille. Dans les deux concertos de Prokofiev _ le premier a été créé en 1923, à Paris, le second à Madrid, en 1935 _ c’est moins un dialogue qui s’instaure entre le soliste et l’orchestre qu’une mise en valeur du soliste par l’orchestre.
Pianiste, Prokofiev semble avoir pris un malin plaisir à mettre au défi les capacités du violoniste solo avec ces partitions « paganinesques ». Pour le premier concerto, il avait été conseillé par le violoniste polonais Paul Kochanski. David Grimal relève ce défi, au centre d’un écrin orchestral totalement complice. Là aussi, le compositeur use avec finesse des ressources d’une grande formation. On goûte à l’intervention du basson, aux tempi des des pizzicati, à la grâce de la harpe toujours au service du soliste.
Pour autant, David Grimal ne verse pas dans une gestuelle démonstrative, concentré qu’il est sur une musique empreinte de romantisme pour le premier concerto, lyrique, rythmique, voire enjoué dans le cas du second. Le final achevé, le visage se détend, le sourire affleure relayé par un œil qui frise, signaux d’un bonheur que saluent et partagent le public et les musiciens. En témoignent les applaudissements nourris.
Cela vaut bien un bonus. L’air lutin, David Grimal annonce la cadence du concerto n°1 de Chostakovitch, comme une transition avec la suite du programme. Il précise qu’il n’a encore jamais joué en public cette pièce, prenant implicitement date. Bon, on se doute que le violoniste ne découvre pas cette partition, qu’il l’a déjà déchiffrée ! L’exercice n’en est pas moins périlleux qui passe par toutes formes d’expressivité.
Performance réussie avec brio ! En deuxième partie, David Grimal retrouve sa place de premier violon, au sein d’un orchestre d’où s’est éclipsée la harpe. En revanche, la section des cuivres s’est renforcée. Dmitri Chostakovitch a dû louvoyer avec un régime stalinien qui lui a donné bien souvent des sueurs froides. La 9e symphonie écrite juste après la fin de la Seconde guerre mondiale contrarie le Petit Père des peuples. Il attendait une œuvre plus conforme avec les… canons du réalisme soviétique et à la gloire du lourd sacrifice de l’Armée rouge.
Chostakovitch voit, lui, dans le retour de la paix, une occasion de sourire. Sa Neuvième n’est pas monumentale mais plutôt allègre, à l’image des interventions espiègles des trombones ; des rythmes dansants des pizzicati, là aussi ; et plus largement des places réservées à chaque pupitre (ah, le solo du basson) et ce jusqu’aux percussions. Les cinq mouvements s’enchaînent et passent comme un charme, jusqu’à créer en final une ambiance de concert du Jour de l’An, à Vienne !
Chostakovitch lui-même n’en aurait sans doute pas demandé autant… Et sans aller jusque là, le compositeur a payé par quelques années de bannissement une entorse à la ligne artistique officielle appliquée par des censeurs zélés. Son génie les étouffe aujourd’hui. L’interprétation remarquable des Dissonances est un exemple de plus, dont le théâtre de Caen gardera mémoire.
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Concert donné le samedi 30 janvier 2022, au théâtre de Caen.
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