Belle et grande production que cette « Alcina » de Haendel, présentée deux soirs de suite au théâtre de Caen. Vávlav Luks, à la tête de Collegium 1704 et Jiří Heřman à la mise en scène, donnent à cette production tchèque un souffle musical et une inventivité, servies par décor étonnant, mouvant et polymorphe. Cet opéra est un festival d’arias et de prouesses vocales. Dans le rôle-titre, la soprano canadienne Karina Gauvin mène une distribution internationale hors-pair, parmi laquelle le jeune contre-ténor américain Ray Chenez s’affirme comme un nom vraiment à suivre.
La responsable d’un « Courrier du cœur », rubrique quasiment disparue des magazines, en mangerait ses crayons pour tirer le vrai du faux dans l’intrigue d’ « Alcina » ! Masques, mensonges, aveux, pièges, défiance, affrontements, la gamme est large des péripéties et rebondissements, où la magie et le fantastique viennent brouiller ou résoudre les situations.
Alcina est cette ensorceleuse qui d’une île déserte a fait un paradis. Sa quête d’amour la rend insatiable de conquêtes. Gare à l’amant qui la déçoit. Si elle ne le fait passer de vie à trépas, telle une mante religieuse, elle le transforme en animal, arbre ou rocher ! Le chevalier Ruggiero fait exception. Elle se consume pour l’homme au cheval ailé, qui tombe sous son charme.
Ce que découvre Bradamante, la fiancée de l’élu de l’île. Un naufrage l’y a fait débarquer, elle et son précepteur, Melisso, magicien à ses heures. Heureux hasard, mais la jeune femme a pris des traits masculins, dès qu’elle a entrepris ses recherches. Elle se fait appeler Ricciardo. La première personne que rencontre la rescapée est la sœur d’Alcina, Morgana aussitôt séduite par l’allure de ce Ricciardo, au point d’en oublier Oronte, son amant.
Les trois actes de l’opéra de Haendel conduisent à remettre les choses dans l’ordre, jusqu’à la perte des pouvoirs d’Alcina qui, à la fin, erre hébétée. Son île est revenue à son état initial de désert de sable, vidée de ses occupants qui ont retrouvé formes humaines.
Avril 1735, c’est dans un Covent Garden tout neuf, qu’Alcina fait sa première à Londres. La machinerie du théâtre innove en techniques d’effets spéciaux, exploités par le compositeur. La partition, comme le livret le laissent penser. La mise en scène de Jiří Heřman s’appuie sur la richesse du merveilleux, de la fantasmagorie, de l’étrange aussi que contient l’œuvre.
On frise dans un premier temps d’ostensoir hollywoodien, avec force plumes et costumes satinés. Mais l’impression première s’efface, gommée par la présence de ces animaux humanoïdes _ mentions à l’autruche et à l’inénarrable pingouin _ comme échappés du carnet de croquis d’un Guido Buzzelli ou, plus proche, d’un Juan Guarnido.
Le « transformisme » du décor répond aussi à la mouvance des sentiments qui parcourt l’opéra. Mer horizon, chalet de plage s’ouvrant sur des miroirs, perspectives vertigineuses de salles à colonnades, s’il fallait trouver des résonnances picturales ou cinématographiques, on songerait à l’univers oniriques de Paul Delvaux, aux architectures de Paris Bordone, à la maison de Madame Muir ou à la galerie des glaces de « La Dame de Shangaï ».
Musicalement, le Collegium 1704, confirme tout le bien qu’on pense de cette formation et de son fondateur et chef, Václav Luks. Depuis la découverte de leur « Rinaldo » (Haendel, déjà), il y a une quinzaine d’années, des liens fructueux se sont tissés entre l’orchestre tchèque et le théâtre de Caen. La direction de Váklav Luks a quelque chose de soyeux qui se traduit dans le jeu de ses musiciens.
Comme un charme envoûtant. À croire que les dons d’Alcina opèrent ! Ou plutôt non, c’est la musique d’Haendel, ici servie avec inspiration et finesse, qui enchante… Son art de l’ornementation, avec toutes ses vocalises autour d’une même phrase, offre toute une palette expressive à l’exigence virtuose. La distribution y répond dans une succession d’arias, dont certains sont devenus des « tubes ».
Ainsi, à la fin du premier acte, la voix fraîche de la gracieuse soprano allemande, Mirella Hagen, dévoile dans le célèbre « Tormani a vagheggiari » (transforme moi en désir affectueux) une Morgana versatile et sensuelle. En Ruggiero, Ray Chenez, silhouette de John Malkovich dans « Les Liaisons dangereuses », se révèle un fabuleux haute-contre par son élasticité vocale, précise dans les aigus.
Le premier acte offre à son personnage sous l’emprise d’Alcina, des airs démonstratifs. Et, paradoxalement, le plus célèbre de son rôle de chevalier est dépourvu d’ornementation. Giovanni Carestini, le castrat, star de l’époque, s’en était ému auprès de Haendel qui l’avait envoyé paître… Le compositeur ne doutait de la qualité de ce rondo. Près de trois siècles plus tard, Ray Chenez donne, à son tour, une émotion intense à ce « Verdi Prati » (Vertes prairies) qui, à la fin du deuxième acte, exprime les adieux de Ruggiero à un endroit synonyme de bonheur pour lui.
C’est au cours de ce même acte qu’Alcina laisse percer une fragilité. La sincérité de l’amour qu’elle porte à Ruggiero trouble son assurance et son autorité. Elle souffre de solitude finalement. « Ah mio cor ! » est ce cri, que tient avec une justesse admirable Karina Gauvin dans une lente déploration, accompagnée comme des battements cardiaques par les cordes de l’orchestre. On est suspendu à la confession déchirante de la magicienne, dont l’interprétation magnifique soulève spontanément une salve d’applaudissements.
Seule sur scène, Alcina pressent la conclusion d’un amour en trompe-l’œil. Le charme s’est rompu. Bradamante a vaincu le sort, sous l’autorité vocale de la mezzo Václava Krejčí, parfaite dans le rôle. On peut en dire autant des autres interprètes, tant la distribution est pertinente et équilibrée. On n’oublie pas non plus que le Collegium 1704 est aussi un chœur. Les chanteuses et chanteurs qui le forment ajoutent à leur qualité de répliques, une aisance de déplacement dans les costumes, inspirés par une exubérance très XVIIIe siècle.
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Représentations données le jeudi 5 et le vendredi 6 mai 2022, au théâtre de Caen.
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