« Orphée et Eurydice », miroir en regard

Elle était attendue cette production d’« Orphée et Eurydice », créée à l’Opéra-Comique, en octobre 2018 par l’Ensemble Pygmalion de Raphaël Pichon ! Les années Covid 19 sont passées par là, bouleversant les programmes lyriques. Le théâtre de Caen a pu, avec d’autres maisons d’opéra, reprendre la main sur cette magnifique version du chef d’œuvre de Christoph Willibald Gluck. La distribution a été modifiée et l’orchestre de Vaclav Luks, Collegium 1704, a remplacé Pygmalion. Sans perdre au change et la magie de la mise en scène d’Aurélien Bory ajoute à la force émotionnelle de la musique.

Un dispositif scénique ingénieux associe réalité et imaginaire. (Photo Pierre Grosbois).

Un simple regard tourné vers l’aimée a signé l’échec d’Orphée. La condition était rude pour sortir Eurydice des Enfers. A-t-il fléchi aux exhortations de celle qui ne comprenait pas les raisons de ce dos obstiné, ou cédé à la tentation (tiens, ça rappelle une histoire de fruit défendu) de revoir, là, un visage chéri ? Célèbre pour son chant, Orphée n’a plus que la musique pour pleurer Eurydice.

Bien après Monteverdi, Gluck (1714-1787) s’est emparé du mythe pour créer, en 1762, un nouveau genre opératique plus soucieux de poésie que de virtuosité musicale. On lui connaît plusieurs versions, dont une au « goût français », pour Marie-Antoinette, au demeurant. Berlioz, grand admirateur du compositeur a remanié l’œuvre pour une création en 1859.

Raphaël Pichon s’est appuyé sur le travail de l’auteur des « Troyens » pour en concentrer l’action entre Orphée et Eurydice et le troisième personnage qu’est Amour. Ainsi, a-t-il fait l’impasse sur la musique d’ouverture, que Berlioz lui-même trouvait hors sujet, au point de la jouer avant le lever de rideau. Raphaël Pichon lui a préféré un extrait du ballet « Don Juan », du même Gluck, un larghetto inquiétant.

Et c’est sur un étrange lever que s’ouvre « Orphéo et Eurydice », celui d’une sorte de fenêtre de toit géante dans une atmosphère de science-fiction. Ce dispositif optique _ le Pepper’s Ghost _ offre en hauteur un reflet du plateau, un miroir, comme une métaphore de deux mondes, celui des vivants et celui des morts. En filigrane, apparaît une réplique d’une gravure de Jean-Baptiste Corot, sur le thème d’Orphée, bien sûr, juste avant la scène fatale.

La soprano allemande Mirella Hagen, longue robe scintillante, est cette Eurydice sensible, touchante. Son accueil aux Enfers offre un tableau d’une grande beauté, avec une déambulation en spirale des choristes, au fil de laquelle chacun jette son manteau sur la dépouille. D’emblée, la qualité vocale, la prononciation du français sans faille du chœur tchèque est un délice pour l’ouïe. L’orchestre du Collegium 1704, conduit par un Vaclav Luks impeccable sonne avec un dynamisme « berlozien » à souhait.

Que n’a-t-il été communicatif à Marie-Claude Chappuis. Par instant, la mezzo-soprano a incarné un Orphéo un peu en deçà, du moins à la représentation du vendredi, où on aurait espéré plus d’autorité dans son timbre. Cette réserve faire n’enlève rien à beauté de sa tonalité attendue dans l’air célèbre « J’ai perdu mon Eurydice… » La fraîcheur de la jeune soprano belge, Julie Geghart, apporte au personnage del’ Amour un éclat grâcieux, pétillant de lumière comme sa robe.

Et si Amour intercède favorablement auprès des dieux pour qu’Orphée puisse récupérer Eurydice, Il ne pourra rien contre les conséquences de la désobéissance. Gluck avait prévu une « happy end » dans sa version versaillaise. Berlioz ne l’avait pas retenue, pas plus que Raphaël Pichon ou qu’Aurélien Bory. La reprendre ferait perdre tout sens au mythe. C’est pourquoi aussi, la fin reprend le thème du début et là, l’apparition d’Amour semble signifier son impuissance.

Le spectacle se déroule dans un affrontement du blanc et du noir signifié tant par le complet sombre et la perruque platine d’Orphéo, les silhouettes sombres des danseurs, les postiches ailes de corbeau des choristes. Mais aussi avec sa part d’ambiguïté, tant, par exemple, Eurydice ressent dans le monde des Enfers (à ne pas prendre au sens punitif) une sorte de félicité. C’est tout l’intérêt et le questionnement sans fin sur le destin posé par l’opéra de Gluck.

La musique s’y inscrit spectaculairement à travers la Danse des furies, les résonnances à faire trembler les murs des timbales sous les maillets de Sylvain Fabre et, à l’inverse, la délicatesse de la harpe de Johanna Seitz représentant Orphée, l’enchantement de la flûte d’Annie Laflamme, telle une apparition au début du troisième acte. On en oublie les petites coquetteries circassiennes d’Aurélien Bory. Chassez le naturel…

 

 

« Orphée et Eurydice », représentations données, au théâtre de Caen, le vendredi 19 et le dimanche 21 janvier 2024.

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