Un « Dom Juan » de bruit et de fureur

Avec « Dom Juan ou le Festin de Pierre », Molière venait bousculer le bal des hypocrites _ l’affaire « Tartuffe » n’est pas loin. Pour cette pièce singulière, le metteur en scène David Bobée, directeur du Théâtre du Nord, opte pour un personnage moins séducteur que prédateur. Il ne le ménage en rien dans un spectacle où les saillies comiques d’un Sganarelle sont submergées par l’énergie féroce et pathétique de son maître. Elle bascule vers la dramaturgie shakespearienne, soutenue par une musique percutante jusqu’au KO fatal. Une distribution cosmopolite caractérise aussi ce travail, qui tient le spectateur en haleine.

Même s’il est installé dans le Nord, David Bobée reste l’enfant du pays, à Caen. Ses premières mises en scène, à la Comédie de Caen, à l’époque où Éric Lacascade dirigeait ce Centre dramatique, laissaient apparaître un talent, une personnalité férue de musique et de vidéo. Elles imprègnent ses créations. Son « Dom Juan » n’y échappe pas, qui entraîne dans le sillage d’un personnage usant de l’amoralité comme d’un art du cynisme.

David Bobée ne lui fait aucun cadeau dans ce cimetière de statues monumentales mutilées. La plus importante est la figure d’Illisos, dieu grec d’un cours d’eau aujourd’hui tari. Le personnage est décapité, n’a plus de bras, ni de jambes. Ses attributs génitaux sont eux-mêmes atteints, dépourvus qu’ils sont du pénis. Comme une allégorie célébrant le déclin de la phallocratie et, ipso facto, d’un patriarcat trop longtemps dominateur.

Mais avant que le décor minéral ne se dévoile, des accords résonnent de la guitare d’Orlando Zola, futur Dom Alonso. La pièce de Molière démarre normalement par un éloge du tabac par la bouche de Sganarelle. On discutait à l’époque des vertus médicinales de l’herbe à Nicot. Le débat est aujourd’hui clos. Mais remplacer le mot « tabac » par celui de « théâtre » fonctionne comme un message codé, qui peut avoir été imaginé par un Molière malicieux à l’adresse de ses détracteurs. Ce prologue introduit l’arrivée des comédiennes et comédiens, tel un déroulé de générique.

La musique aux accents techno et sonorités lourdes ponctue cette issue inexorable _ le châtiment du commandeur occis par son épée. Dom Juan s’y dirige Dom Juan, contre avertissements et supplications. Allure bondissante, maillot de corps, pantalon noir et ceinturon, Radouan Leflahi incarne ce héros négatif, dont l’arrogance et la provocation le disputent à des soupçons suicidaires. Quelle autre finalité lui attribuer dans la version de David Bobée ?

Dom Juan n’est plus le séducteur, moins intéressé à glisser sa conquête dans son lit ou à la trousser dans un buisson, qu’à troubler les cœurs. Là, il est le prédateur sans scrupules pour ses proies, dédaigneux de l’humanité, manipulateur, menteur. Derrière cette carapace de sentiments sombres, n’est-il pas conscient que son jeu cruel appelle à la fin de partie ? La voix d’outre-tombe du Commandeur peut être interprétée comme des hallucinations poussant à appeler la mort.

Autour de Dom Juan, gravitent les personnages dont les interventions successives mettent en relief une personnalité de plus en plus troublante. Sganarelle, en tête. Shane Hardy Garvey Moungondo interprète un valet désemparé devant les attitudes blasphématoires de son maître. Les effets comiques de sa désolation, dans un débit un peu brouillon parfois, désamorcent une tension qui repend vite le dessus.

Elvire, fiancée bafouée, sans plus d’illusions, est interprétée avec beaucoup de force par Nadège Cathelineau, robe longue virginale et voix convaincante. Sa diction est un modèle, tout comme celle de Catherine Dewitt dans le rôle de Dom Louis, le père de Dom Juan. On devrait dire Don ou Dona Louise, qui devient une autorité maternelle trompée par les fausses promesses de son fils.

Cette interchangeabilité des genres, entre masculin et féminin, est un choix de David Bobée. Le metteur en scène l’applique aussi à Dom Carlos, le frère d’Elvire qui cherche à venger sa sœur. Le rôle est tenu par la longiligne Nine d’Urso.  La qualité de la comédienne n’est pas en cause, mais cette option peine à convaincre, sauf à se référer à l’opéra baroque contemporain de Molière, où ce type d’interversion était admis.

Car il y a aussi ce moment où Jin Xuan Mao passe du rôle de Pierrot, le fiancé, à celui de Mathurine, l’amie de Charlotte. Cette petite paysanne que joue l’aérienne Xiao Yi Liu est convoitée par Dom Juan. Les confidences que se font les deux jeunes filles sont interprétées en chinois (mandarin), sur titré, bien sûr. On y voit une astuce de substitution au patois, qui suscite un instant de perplexité.

Décidément pas aimable ce Dom Juan humiliant vis-à-vis d’un pauvre, fourbe et cassant quand Monsieur Dimanche, son créancier, vient réclamer son dû. Tel un clown blanc, arrondi dans un costume de pâtisserie autrichienne couvert de sucre glace, Grégori Miège est ce personnage déconfit devant un débiteur prompt à lui couper la parole ou à lui clouer le bec en lui enfournant force nourriture.

La démesure du personnage s’emballe alors dans un tsunami d’effets sonores et lumineux, de pluie de cendres… Dom Juan perd de sa superbe, Comme à bout de souffle, Radouan Leflahi se lance dans la fameuse tirade sur l’hypocrisie, dont le double sens reste vrai. Il n’y aura pas de justice immanente dans cette interprétation de Molière, mais trois détonations déclenchées par un spectre. Trois, comme les trois coups d’un théâtre recommencé.

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Représentations données au théâtre de Caen, mercredi 13, jeudi 14 et vendredi 15 mars 2024.

Ces représentations ont été dédiées à la mémoire de Jean-Bernard Caux, une attention délicate à l’égard d’un homme, d’un enseignant qui a beaucoup œuvré pour le théâtre, à Caen et en Normandie.

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