« Requiem(s) », opéra cosmique

Cinq représentations à guichet fermé pour sa nouvelle création, « Requiem(s) ». La cote d’amour du public du théâtre de Caen à l’égard d’Angelin Preljocaj ne se dément pas. Le chorégraphe séduit et émeut avec cette production portée par le souvenir de proches récemment disparus. Le deuil est décliné par une danse nourrie de symboles et stupéfiante de précision. Musique, costumes, éclairages y sont finement associés pour donner une dimension opératique à ce spectacle de haute qualité.


Il y a sans doute un attachement affectif entre Angelin Preljocaj et le théâtre de Caen. C’est là que l’artiste a fait ses débuts de danseur professionnel dans la compagnie de Quentin Rouillier. Celle-ci faisait partie dans les années 1980 de la vague en régions de nouveaux centres chorégraphiques.

L’eau a coulé sous les ponts depuis. Hébergé à Aix-en-Provence, dans son lieu, Le Pavillon Noir, devenu emblématique de la danse contemporaine, Angelin Preljocaj est à la tête d’une compagnie qui compte. Chacune de ses créations s’annonce comme un événement.

« Requiem (s) » n’y échappe pas, qui repose sur une mémoire aiguillonnée par la perte d’êtres aimés. En 2023, Angelin Preljocaj s’est trouvé orphelin de sa mère puis de son père. Des amis aussi ont disparu la même année. Son deuil trouve dans le langage chorégraphique non pas un sentiment autocentré mais

un entrecroisement d’impressions _ d’où le « s » à Requiem_ qui touchent à l’universel.

Une déflagration de rock métal introduit le ballet. Elle est la marque du groupe californien System of a Down. Semblable à celle d’un grand orgue à plein tuyaux, elle ouvre une série de scènes orchestrées par des musiques allant de Mozart à Ligeti, de chants médiévaux à Messiaen, en passant par les partitions plus contemporaines de Georg Friedrich Hasse d’Hildur Guðnadóttir ou de Johan Johansson.

Dans une atmosphère de clair-obscur admirablement rendu par les effets de lumière d’Éric Soyer, les évolutions des dix-neuf danseuses et danseurs sont autant de pages d’un livre mémoriel. Aux images christiques succèdent des évocations de mises en terre, de pleureuses, de consolation…

Formations gémellaires, en groupes ou en duos, passages à effectif complet, « Requiem (s) » se déploie avec une netteté exemplaire de synchronisation, alors même que la musique n’y contribue pas nécessairement. On mesure la rigueur de cette exigence, qui a l’élégance ne n’en rien peser sur le spectacle.

Cette distinction se traduit dans toute une liste de gestes pleins et déliés. Du bras jusqu’à la main, Preljocaj a cet art, en particulier, d’étendre à ces parties supérieures du corps une variété de mouvements et d’attitudes, qui marque son style. Elle offre autant de tableaux saisissants d’émotion et de beauté.

Le support vidéo s’étend sur tout le fond de scène, à la fois discret et prégnant : madone, vanité, sable qui glisse entre les mains, telle la fuite du temps. Mais aussi ces barbelés, sur lesquels la voix de Gilles Deleuze évoque un Primo Levi hanté par son sort de rescapé des camps de la mort ; ou encore cette forêt calcinée derrière un trio de personnages d’apocalypse.

Autant de moments judicieusement servis aussi par les costumes dessinés par Eleonora Peronetti. Figures d’anges, silhouettes mortuaires, masques, coiffures auréolées, le vestiaire se remplit de tenues et d’accessoires qui se fondent sans accroc dans le développement des danses.

Si l’ambiance crépusculaire domine sans affect importun, on garde à l’esprit cette éclaircie soudaine sur une cantate de Bach, merveilleuse d’entrain quasi jubilatoire, confinant au cosmos. Comme un message à la vie relayé au final par le vacarme des accords du groupe System of a Down et la chanson « Chop Suey !», sur laquelle les exégètes du « métal » n’en finissent pas de gloser.

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« Requiem (s) » par le Ballet Preljocaj, du mercredi 18 au dimanche 22 décembre, au théâtre de Caen.

 

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