« David et Jonathas », l’amour, la mort, l’amer

Depuis la création de son ensemble Correspondances, Sébastien Daucé n’a de cesse de mettre en valeur l’œuvre de Marc-Antoine Charpentier. Sorti tout récemment, l’enregistrement « Messe de Minuit » suscite éloge et enthousiasme  (1). Et, dans le répertoire lyrique, la production de « David et Jonathas » va faire date. La première a eu lieu au théâtre de Caen. Musicalement, les interprètes et instrumentistes sont remarquables. La mise en scène de Jean Bellorini offre un cadre pertinent à cette tragédie biblique, au message d’une actualité brûlante.

David et Jonathas (Petr Nekoranec et Gwendoline Blondeel).  Photos Philippe Delval.

Coincée entre les œuvres de Lully et celles de Rameau, la musique de  Charpentier gagne progressivement la place qu’elle mérite, bien au-delà du fameux Te Deum, dont l’Eurovision fit son générique. Le travail de Sébastien Daucé y contribue pour une large part. C’est peu de dire qu’en son temps, Lully avait su cadenasser le fonctionnement de la vie musicale sous Louis XIV. A son avantage, bien sûr, ne laissant à son cadet de s’exprimer qu’à travers le répertoire sacré.

On ne s’attardera pas sur quelques exceptions. Charpentier avait quand même une protectrice influente en la Mademoiselle de Guise. Il avait aussi, le soutien d’un puissant lobby, celui des Jésuites. C’est dans leur collège Louis-le-Grand, qu’a lieu, en février 1688, cinq ans environ avant « Médée », la création de « David et Jonathas ». Lully est mort l’année précédente. Charpentier peut avoir les coudées plus franches…

La visée pédago-religieuse de l’œuvre était patente à l’époque. On parle de « David et Jonathas » comme d’une « tragédie biblique ». Elle s’inspire librement d’un épisode de l’Ancien Testament, la folie guerrière du roi Saül, qui met à mal à l’amitié amoureuse de deux jeunes gens. Elle inaugure un nouveau genre, plus axé sur la psychologie des personnages, elle-même étayée par l’expressivité de la musique. Le prologue enfin n’est plus un éloge publicitaire à la gloire du sponsor, le Roi Soleil.

L’apport théâtral d’origine a disparu. Il a été confié à l’écrivain Wilfried N’Sondé le soin de combler cette lacune. Son texte porté en voix off par Hélène Patarot est magnifique. La comédienne incarne en même temps une soignante. Quand le rideau se lève elle apparaît dans une chambre d’hôpital, auprès d’un homme, hébété, prostré sur son lit. « Ouvre-toi à la quiétude du silence », conseille-t-elle à cette sorte de Don Quichotte efflanqué, qui n’est autre que Saül. Lui, perçoit en cette femme, la Reine des Oubliés, de tous ces fantômes qui hantent sa conscience persécutée par la perte de Jonathas, son fils.

Saül (Jean-Christophe Lanièce), tel un Don Quichotte. (Photo Philippe Delval)

« David et Jonathas » déroule un récit où se télescopent cauchemars et évocations. La géométrie tranchante des éclairages _ on pense aux tableaux d’un Charles Marq _ fait ressortir la mémoire embrumée. Avec la complicité des choristes et l’apport de mannequins, la mise en scène de Jean Bellorini convoque une foule de personnages hallucinatoires. Au croisement de d’un Goya et d’un Otto Dix, des Ménines endeuillées frayent avec des masques grotesques et des maquillages outranciers. Razzia a dû être menée dans des surplus militaires pour rapporter force treillis, casques et fourragères !

Un univers à la Otto Six. (Photo Philippe Delval)

Et curieusement, il y a dans les costumes comme un monde de malle à jouets, qui renvoie au magicien d’Oz ou à des figurines d’« Action Joe ». Ce contraste ne rend que plus saisissante la progression dramatique inéluctable. Elle s’inscrit en lettres de feu à la fin du troisième acte, « la plus affreuse mort ne m’arrêtera pas », affirme Saül dans son délire de puissance. Avec le quatrième acte vient le moment clé, où David et Jonathas, aux costumes gémellaires bigarrés, se désespèrent d’une séparation pressentie.

Des éclairages tranchants. (Photo Philippe Delval.

Le dialogue entre eux deux et la plainte de Jonathas atteignent des pics d’émotion. Le jeune ténor tchèque Petr Nekoranec possède un timbre clair d’une grande distinction. La voix de la soprano Gwendoline Blondeel offre, par ses intonations fluides, tout à la fois fermeté et fragilité à son personnage. Dans une distribution hors pair, Jean-Christophe Lanièce campe un Saül étonnant, Vêtu, de bout en bout, d’une seule liquette d’hôpital, il est ce roi nu, prisonnier de sa propre folie.

Lucile Richardot, saisissante pythonisse. (Photo Philippe Delval).

Lui aussi, comme Cyrille Dubois, de quelques années son aîné, est issu de la Maîtrise de Caen. Son jeu, sa voix solide de baryton basse lui ouvrent un bel avenir. Fidèles parmi les fidèles de Correspondances, Lucile Richardot et Etienne Bazola assurent le métier avec classe. La mezzo sait donner à sa voix des accents grinçants et inquiétants, tout à fait dans le rôle de la pythonisse. Le baryton, en Joabel, général philistin, rivalise de manœuvres avec son roi Achis, interprété par l’Américain Alex Rosen. Leur registre respectif dans les abysses de graves ajoute à la noirceur leurs apparitions. Dans la fosse, l’orchestre conduit par Sébastien Daucé est une merveille de précision et d’expressivité, d’équilibre entre les pupitres.

La guerre poussée par l’ambition et la jalousie se termine par une défaite à jamais amère pour Saül rongé par sa responsabilité et une victoire amère pour David. De l’autre côté, aux chants victorieux se substitue l’image empruntée aux soldats de terre cuite de Xi’An, en Chine. Ce sont, rappelle Jean Bellorini dans son propos, « les humbles ravagés par les guerres que se livrent des puissants tyranniques et arrogants ». Ces humbles sont aussi représentés par les membres du chœur, de retour sur scène en habits d’aujourd’hui. Aujourd’hui, comme les guerres et les conflits.

_______________________________

 

« David et Jonathas », représentations données au théâtre de Caen, jeudi 9 et samedi 11 novembre 2023.

En tournée : à l’Opéra national de Lorraine, à Nancy, dimanche 14, mardi 16 et jeudi 18 janvier 2024 ; au Théâtre des Champs Elysées, lundi 18 et mardi 19 mars 2024 ; aux Théâtres de la Ville de Luxembourg, vendredi 26 et dimanche 28 avril 2024.

(1)  Au programme, en concert, le mercredi 20 décembre 2023, au théâtre de Caen.

Laisser un commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.