« L’Uomo femina », le sceptre et la quenouille

La saison lyrique du théâtre de Caen s’est ouverte par une œuvre sortie de l’oubli par Le Poème Harmonique de Vincent Dumestre. « L’Uomo femina » est un opéra du compositeur vénitien Baldassare Galuppi sur un livret de Pietro Chiari.  L’action se déroule sur une île dominée par les femmes, jusqu’au moment où débarquent deux naufragés. L’argument plutôt hardi en cette deuxième moitié du XVIIIe siècle résonne singulièrement près de trois siècles plus tard. La mise en scène d’Agnès Jaoui en souligne avec finesse et son humour et son ambiguïté portés par le chant et la musique.

Vincent Dumestre fait partie de ces musiciens et chefs fins limiers des bibliothèques et archives à la recherche de l’œuvre rare. L’exploration des répertoires a pris une ampleur depuis l’éclosion nouvelle de la musique baroque dès les années 1970-1980. Des partitions réapparaissent au jour. Ainsi, cet opéra « L’Uomo femina » débusqué à Lisbonne. Son auteur, Baldassare Galuppi, n’a rien d’un inconnu dans la Venise du milieu du XVIIIe siècle. Et son librettiste Pietro Chiari, rival de Goldoni, prône des idées avant-gardistes notamment sur la place des femmes dans la société.

L’œuvre n’en connaît pas moins le purgatoire d’un long silence, avant son émergence toute fraîche. De Dijon à Versailles en passant par Caen, elle a réjoui tout un public aimanté aussi sans doute par le nom d’Agnès Jaoui. La musique est une seconde nature pour la comédienne et cinéaste. Elle accompagne toute sa carrière. Ce goût qu’elle transmet aux autres se tourne désormais vers le lyrique. Après « Tosca » de Puccini, « L’Uomo femina » est sa deuxième mise en scène d’opéra.

L’histoire et son fond gaiement pamphlétaire ont tout pour séduire Agnès Jaoui. Elle observe que ce n’est pas la seule œuvre du XVIIIe siècle à renverser les codes. Mais aucune, note-t-elle avec malice, n’est passée à la postérité. On est donc sur une île imaginaire, où règne Cretidea. Les femmes y tiennent tous les pouvoirs, les hommes leur étant soumis. Cette organisation va être perturbée après le sauvetage de deux naufragés, Roberto et son serviteur Giannino, par Ramira, confidente de la souveraine, et sa dame d’honneur, Cassandra.

Cupidon y est pour quelque chose, qui frappe tout autant le cœur de Cretidea que celui de Ramira, à la vue de Roberto. La princesse use de son droit de régnante, dont son amant et favori, le coquet et poudré Gelsomino, va faire les frais, tandis que Cassandra réclame de bénéficier de son droit d’inventeur. C’est elle qui a trouvé Roberto ! Le rescapé s’inquiète, lui, de cette société à l’envers de ses propres critères. Il ne compte pas y souscrire.

Telle une déclaration d’intention, le rideau de scène représente, un épisode de la mythologie peinte par François Lemoyne (1688-1737), Hercule soumis par Omphale, reine de Lydie. Il s’ouvre sur un décor gréco-mauresque convaincant, imaginé par Alban Ho Van. Les personnages y évoluent dans des costumes « péplum », auxquels Pierre-Jean Larroque apporte une griffe de raffinement.

Rivalité, rébellion, retournement de situation, rebondissement construisent une dramaturgie avec autant d’airs, qui mettent en valeur, à tour de rôle, les différents protagonistes. Les musiciens du Poème Harmonique en sont les complices inspirés par la direction aimable de Vincent Dumestre. Les voix féminines (toutes mezzo sopranos) forment un trio de choix. Eva Zaïcik, qui vue de la salle semble un sosie d’Agnès Jaoui (!) incarne une Cretidea à l’autorité troublée. Lucile Richardot (Ramira) est toujours aussi épatante de dynamisme. Victoire Bunel offre un timbre délicat à son personnage, Cassandra.

Il faut une révélation (encore un « r »), pour que celle-ci cède à la volonté de Cretidea. Elle a été sauvée d’un précédent naufrage fatal à son père par Roberto lui-même, dont on découvre qu’il est son propre frère ! Ce type de coup de théâtre n’est pas neuf. Molière a éprouvé le procédé. Galuppi et son compère Chiari s’en amusent. Les choses commencent à revenir dans l’ordre…

A l’instar d’une parité, qui donne à entendre trois voix d’hommes de belle facture. Le baryton Victor Sicard apporte à Roberto une virilité assumée sans besoin de rouler des mécaniques. Giannino, transformé par les canons de la mode masculine de l’île, est interprété par François Rougier. Le ténor excelle au deuxième acte avec l’accompagnement magnifique de la mandoline d’Alon Sariel.

Anas Seguin enfin offre à Gelsomino une personnalité touchante et cocasse malgré elle. Sa voix de baryton contraste avec sa silhouette, un moment entravée par le bas étroit d’une robe, telle que portée à la Belle Epoque… Le détail n’est pas anodin. La libre circulation des idées passe aussi par le port du vêtement. Au final, Cretidea cède à Roberto une forme de domination masculine, « retour à l’ordre, tout est bien qui finit bien », se rassurent certains. Mais la quenouille n’est pas si éloignée du sceptre…

Le dernier air repris en chœur par les six chanteuses et chanteurs joue de cette équivoque. « Mais qui est raisonnable, avec un bon flair, peut comprendre sans hésitation ce que l’auteur a voulu dire. » Un indice : Chiari a parlé du XVIIIe comme du « siècle de la femme ».

« L’Uomo femina », représentations données au théâtre de Caen, le vendredi 14 et samedi 15 novembre 2024.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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