La communion des sens du Lines Ballet

Compagnie de San Francisco, le Lines Ballet se place dans le peloton de tête de l’art chorégraphique d’aujourd’hui. Héritier de Balanchine et de Forsythe, son directeur artistique Alonzo King associe à la danse néo-classique une inventivité saisissante. Deux de ses récentes créations étaient présentées au théâtre de Caen. « Art of songs » et « Figures of Speech » ont soulevé l’enthousiasme du public.

« Figures of Speech » par le Lines Ballet. Photo Chris Hardy.

D’entrée, ce qui frappe avec le Lines Ballet, c’est la qualité plastique de ses interprètes. Silhouettes fuselées, musculatures affûtées, tenues sobres sinon dépouillées, danseuses et danseurs offrent une gestuelle impeccable de liaisons et d’enchaînements. Portée par la voix enregistrée de la mezzo-soprano israélienne Maya Lahyadi, la musique de Bach se love à des suites d’arabesques, avant une succession de pas de deux.

On mesure à quel point bien des partitions du Cantor _ hors son imposant répertoire sacré _ invitent à la danse. Cela reste vrai d’ailleurs pour nombre d’œuvres baroques, avec leur touche d’allégresse contrastant avec des conditions de vie qu’on ne sait plus imaginer aujourd’hui.

L’exacerbation des sentiments trouve aussi son répondant chorégraphique. Les ballets romantiques y excellent. Bien antérieure, la musique d’Henry Purcell inspire à Alonzo King un autre pas de deux, second volet de cet « Art of Songs ». Le célèbre air de la plainte de Didon, tirée de l’opéra « Didon et Enée » du compositeur anglais,  fait évoluer un couple tout de sensualité retenue. Telle une liane, la danseuse pourrait être l’arrière petite fille de Joséphine Baker, tandis que son partenaire ajoute à l’émotion par la délicatesse de ses accompagnements et de ses portés.

« Art of Songs » (Photo Quinn B Wharton)

Avec « Figures of speech », Alonzo King se fait l’avocat des 7 000 langues au monde menacées d’extinction. Il est des parlers comme des espèces animales ou végétales. Ils ne sont pas à l’abri de disparition. Et ce n’est pas le moindre paradoxe des « progrès » de l’humanité que de porter atteinte à cette richesse.

Sur un échantillon d’idiomes collectés dans des communautés indigènes, le chorégraphe et le poète Bob Holman donnent à entendre ces dialectes par les voix respectives des danseuses et danseurs. Leurs mouvements élégamment aboutis interfèrent avec composition musicale et sons jusqu’à un final magnifique. Sur fond de scène, les interprètes forment une chaîne. Le principe est répété avec, à chaque reprise, des postures et attitudes différentes.

L’effet est étonnant, comme un signal à la diversité. Si la danse peut être un langage universel, ça n’est pas de l’esperanto. Avec Alonzo King, elle fait sens avec le concours des arts sonores et musicaux. Une autre démonstration  en est apportée avec « Sutra », un ballet sur percussions indiennes. Il a suscité le même enthousiasme du public. Voire plus…

__________________________________________________________________________________

« Art Songs » et « Figures Of Speech”, spectacle donné le vendredi  17 mai  2019, au théâtre de Caen ; « Sutra », le dimanche mai 2019, toujours au théâtre de Caen.

« Decadance »: Welcome dans la Gagasphère

Deux soirées n’auront pas été de trop pour accueillir au théâtre de Caen la création emblématique d’Orad Naharin, « Decadance ». Interprété par compagnie junior du chorégraphe israélien _ Bathseva-The Young Ensemble _, le spectacle a emballé le public. L’Opéra de Paris vient d’inscrire la pièce dans son répertoire.

Photo Gadi Dagon

 Personnalité importante de la danse contemporaine, Orad Naharin est un catalyseur d’énergies. Il la développe dans une technique qu’il appelle « gaga ». Cassant les codes du ballet, elle met en œuvre toutes les parties corporelles capables de mouvement et donne au geste une expression détonante, jusqu’à l’éclat de rire général. Cette capacité de réaction évoque les curseurs lumineux sur l’écran de la console  d’un ingénieur du son.

« Decadance »en offre plusieurs exemples. Le ballet est composé d’extraits de créations qui jalonnent la carrière d’Orad Naharin. Ils constituent comme autant de piècesd’un puzzle et peuvent varier d’une représentation à l’autre. Le chorégraphe a imaginé la formule pour les dix ans de sa compagnie, en 2000. Le mot de « Decade » est l’exemple même du faux-ami. Il signifie en français« Décennie » et non pas une période de dix jours. Rien à voir non plus avec la « Décadanse » de Serge Gainsbourg.

Servie par dix-neuf jeunes interprètes explosifs d’énergie et aussi d’une grande maîtrise physique, la danse de Naharin se nourrit d’un large répertoire musical : airs traditionnels israéliens et arabes, mambo, cha cha cha, pop music, standards et mélodies de crooners. Il s’agit le plus souvent d’arrangements avec un son de rythmique poussé. Pieds nus, avec juste-au-corps, tee-shirts et jeans aux couleurs pastel, les danseuses et danseurs enchaînent les figures sans guère derépit.

Si, peut être, lorsqu’apparaissant en costume et chapeau noirs, tels de juifs orthodoxes, elles et ils invitent plusieurs spectateurs à monter sur scène et les entraînent dans une danse somme toute désordonnée. C’est sympathique,  mais on n’en voit pas trop l’utilité quand succède un des morceaux de bravoure de la soirée, tiré  d’« Anaphse », une des premières chorégraphies de Naharin, qui lui valut les foudres des religieux.

Photo Gadi Dagon

Toujours habillés de sombre, assis sur des chaises disposées en demi cercle, les interprètes chantent le « Echad Mi Yodea », sorte de comptine qui énumère de un à treize les enseignements juifs communs. Au terme de chaque strophe, ils se lèvent et sautent l’un après l’autre traçant ainsi dans l’espace une sorte de vague qui fait tomber en bout de chaîne le dernier des leurs. Et ainsi de suite jusqu’à finir en sous-vêtements en envoyant balader au milieu de la scène chaussures, chapeaux, vestons, chemises et pantalons… Comme d’un geste libérateur.

 Représentations données au théâtre de Caen, le mardi 4 et le mercredi 5 décembre 2018.