Août musical: les jeunes talents confirment

Parenthèse aussi enchantée qu’estivale répondant au festival de Pâques, la 18e édition de l’Août musical de Deauville s’est fermée sur de fort belles pages de Richard Strauss, Franz Liszt et Robert Schumann. Dans un programme typique de musique de chambre, on a pu apprécier des jeunes talents déjà familiers de la salle Elie-de-Brignac conduits par la pétillante violoniste Alexandra Soum.

A chaque concert de la salle Elie-de-Brignac, on a du mal à imaginer que ce lieu qui sonne si bien fait aussi écho au feu des enchères consacrées aux yearlings. C’est d’ailleurs sa vocation première. Ces ventes de futurs cracks des champs de course succèdent traditionnellement à l’Août musical, qui, lui, donne à son directeur artistique, Yves Petit de Voize, l’occasion de faire connaître ses « poulains ».

Et si on veut bien remonter dans le temps, on peut que saluer la finesse de jugement d’YPV à repérer des interprètes pleins de potentiel. La liste et longue de celles et ceux passés par Deauville et couvés par la Fondation Singer-Polignac, la permanence ô combien salutaire du festival, ont gagné en notoriété, mènent carrière et hissent vers le haut le niveau général de la musique en France.

La voix a été au cœur de plusieurs soirées de ce 18e Août musical avec les concours de la mezzo-soprano  Adèle Charvet ; des sopranos Marie-Laure Garnier et Clémentine Decouture  et du ténor Paco Garcia _ ces trois derniers  dans un double programme Olivier Greif enregistré par le label B. Records.  Cette même voix n’était pas loin en ouverture du dixième et ultime concert.

Le sextuor de « Capriccio » ouvre un débat que développe l’opéra de Richard Strauss, à savoir qui de la musique ou de la poésie a l’avantage sur l’autre. Le cœur de la comtesse Madeleine en est l’enjeu. On se tiendra prudemment à l’écart de la discussion pour ne retenir que la beauté intrinsèque de cette partition d’une douzaine de minutes.

Elle place l’auditeur en totale fascination. A la tête de ce sextuor, Alexandra Soum apporte son enthousiasme généreux et sa délicatesse. Passés à bonne école _ on pense à Adrien Bellom, violoncelliste, ancien élève de Jérôme Pernoo, un des quatre fondateurs du festival de Pâques _, le violoniste Shuichi Okada ; les altistes Mathis Rochat et Manuel Vioque-Judde ; le violoncelliste Bumjun Kim confirment par la justesse de leurs interventions, l’équilibre de leurs jeux respectifs, une maturité déjà perceptible au cours de précédents concerts deauvillais.

L’interprétation, en toute fin de programme, du sextuor n°2 en sol majeur de Brahms, a été à ce titre exemplaire. On retrouvait les six mêmes musiciens toujours sous la conduite de l’épatante Alexandra Soum. L’œuvre est codée, du moins contient un message subliminal dans le premier mouvement par les cinq notes répétées ici par la violoniste. Dans la notation germanique transparaît le prénom d’Agathe von Siebold à laquelle le compositeur vouait une passion.

Reste au fil des quatre mouvements, une œuvre dense saluée très chaleureusement par le public. Aux applaudissements nourris, Alexandra Soum et les siens ont associé les pianistes Guillaume Bellom et Ismaël Margain. Normal. Tous deux avaient, en fin de première partie, fait montre de leur talentueuse complicité, maintes fois éprouvées à Deauville.

Et, on ne s’en lasse pas. La Fantaisie pour piano à quatre mains en fa mineur de Schubert offre aux deux musiciens un idéal terrain de jeu, si on ose dire. Le tempérament du compositeur se retrouve dans cette œuvre à la fois allègre et mélancolique, voire teintée d’interrogation. Guillaume Bellom et Ismaël Margain en expriment les nuances avec brio dans un « pas de deux » pianistique réglé au cordeau et rythmé par l’intervention de Jean Fröhlich, régisseur et tourneur de pages dont le bras de basketteur l’autorise à se soulever à peine de son siège.

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Concert donné le samedi 10 août 2019, salle Elie de Brignac, à Deauville.

Rappelons que les concerts, tant du festival de Pâques que de Août musical se retrouvent sur le site musique.aquarelle, où ils sont gratuitement disponibles à l’écoute.

Sacre pour l’anniversaire de Correspondances

D’un ballet à un sacre, l’ensemble Correspondances a ouvert et bouclé la saison du théâtre de Caen. L’avènement du futur Roi-Soleil en est le dénominateur, non pas commun mais royal ! Rien n’est trop beau pour asseoir l’autorité du souverain encore adolescent. Fruit d’un patient travail de recherche là encore, Sébastien Daucé  entraîne dans la musique de l’époque. Elle laisse imaginer le faste qui a entouré le sacre de Louis-Dieudonné de Bourbon, en la cathédrale de Reims, le 7 juin 1654. La réussite est enthousiasmante. Elle marque les dix ans de l’ensemble. Y sont associés les jeunes chanteurs de la Maîtrise de Caen.

Les musiciens et chanteurs de l’ensemble Correspondances au cours de la répétition générale dans l’église Saint Nicolas de Caen (Photo.DR)

Les lignes sobres de la belle église romane Saint-Nicolas de Caen ne répondent pas au gothique rayonnant de la cathédrale de Reims. Mais son acoustique est remarquable. Elle s’adapte fort bien à la mise en espace et aux déplacements des musiciens et chanteurs de Correspondances et de la Maîtrise de Caen.

Avec « Le Sacre de Louis XIV », Sébastien Daucé prolonge, avec le concours du musicologue Thomas Leconte, son magnifique travail engagé avec « Le Ballet Royal de la Nuit ». De la cérémonie rémoise, des gravures témoignent des agencements et décors. Sur le déroulé musical, les choses sont moins précises. Mais on dispose de sources pour déterminer les musiciens présents. Des archives, comme le Manuscrit Deslauriers conservé à la Bibliothèque Nationale, donnent une idée des partitions qui ont pu être retenues. Ainsi du Te Deum attribué à Antoine Boësset (1587-1643).

La génération d’avant Lully

Ce compositeur n’est plus de ce monde au moment du sacre. Les autres auront pu en être témoins. Ils font partie de cette génération d’avant Lully et Charpentier. Mis à part celle Francesco Cavalli, les notoriétés d’Etienne Moulinié, Jean Veillot ou Thomas Gobert demeurent aujourd’hui dans un cercle assez restreint de mélomanes. Mais eux, au moins, laissent un nom à des œuvres. Le concert des Correspondances compte aussi des motets anonymes, dont « l’inspecteur » Daucé a relevé l’intérêt au fil de son enquête.

La réussite de cette entreprise réside dans la cohérence du programme. Avouons-le, on ne sait, au fil de l’audition, à qui attribuer tel ou tel passage _ le document donné à l’entrée ne le détaille pas. Qu’importe, après tout, tant on se laisse prendre par la solennité du spectacle. L’ordonnancement construit par Mickaël Phelippeau et Marcela Santander Corvalan  établit la progression du cérémonial.

Du bas la nef à l’entrée du chœur, la disposition des interprètes évolue, un temps en procession, un autre sur des estrades, dont la principale est installée à la croisée des transepts. Ce carrefour offre à Sébastien Daucé une vision complète et giratoire. On annonce l’arrivée du roi à Reims, puis la procession pour Anne d’Autriche, la mère de sa Majesté. Chaque étape est ainsi illustrée musicalement.

Panoplie d’instruments

L’entrée du roi en la cathédrale offre un défilé saisissant des instruments à vent, rythmé comme pour l’ouverture des cordes par le tambour de Lou Renaud-Bailly. Différents modèles de ces vents sont remisés, par familles, sur un des bas-côtés prêts à utilisation au fil du concert. Des flûtes aux sacqueboutes, les ancêtres des trombones, on retrouve des sons inusités. Aux accents pointus des cornets répondent les intonations mates du serpent et des bassons baroques.

L’arrivée de la Sainte Ampoule qui contient l’huile consacrée pour l’onction du roi  (Le saint chrême) est symbolisée par des globes lumineux portés par quelques maîtrisiens. Le décor est planté, au moment, où à l’extérieur, l’orage menaçant commence à gronder. Il ne pourra pas perturber l’enchaînement des étapes où se succèdent un éventail de formations : petits effectifs de voix, mixtes ou non, accompagnés ou a cappella ; parties instrumentales ; passages tutti…

Vocalement, l’ensemble est somptueux avec les interventions toujours au cordeau de leaders, tels la mezzo Lucile Richardot, qu’on ne présente plus à Caen, la soprano Caroline Weynants _ notamment remarquée dans « Les Histoires Sacrées » de Charpentier, en 2016 _ ou encore le baryton René Ramos Premier, vu dans « Songs », le programme de musique anglaise du XVIIe présenté par Correspondances en début de cette saison. Côté orchestre, le bonheur est aussi complet avec la crème des instrumentistes réunie par Sébastien Daucé. Il se dégage une délicatesse sonore cousue par des attaques d’une belle finesse.

Les jeunes chanteurs de la Maîtrise de Caen. (DR).

L’intérêt de ce concert se porte aussi sur les jeunes chanteurs de la Maîtrise de Caen. Avant eux, ce sont les maîtrisiens du conservatoire de Lyon et les Pages du Centre de musique baroque de Versailles, qui ont participé à ce sacre. La tâche est exigeante, en particulier dans les parties a cappella, mais leurs voix blanches enveloppent les difficultés sans coup férir. De même, ils participent du même élan collectif dans les différents passages de la Messe du Sacre, dont l’Ite Missa Est conclut ce moment unique vécu par un demi-millier d’auditeurs.

A l’image de l’averse orageuse au dehors, une pluie d’applaudissements se déverse dans la nef. Elle va durer. Vivat Correspondances !

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Le Sacre de Louis XIV, concert donné à l’église Saint-Nicolas, à Caen, le mardi 18 juin 2019. Il clôture la saison 2018-2019 au théâtre de Caen. aPrecision)

Voyage en Italie par le vol 1704

Vaclav Luks et son ensemble, le Collegium 1704, ont retrouvé la scène du théâtre de Caen pour un concert 100% italien. Son programme, « Il Giardino dei Sospiri » devait être le reflet d’un enregistrement tout frais sorti, avec la voix de Magdalena Kozena. Indisponible pour raison de santé, la mezzo-soprano tchèque a été remplacée au pied levé par Sara Mingardo. L’alto vénitienne a relevé brillamment le défi, le temps d’un aller-retour entre Aix-en-Provence, où elle répète, et Caen. Aux modifications de répertoire, le Collegium s’est adapté avec brio et grâce aérienne.

Vaklav Luks à la direction de son ensemble tchèque, le Collegium 1704. (DR).

Un soupir de déception parcourt  la salle, lorsque Patrick Foll annonce la défection de Magdalena Kozena, laissant à peine le temps au directeur du théâtre d’enchaîner sur une nouvelle rassurante. Le concert peut être maintenu grâce au concours de Sara Mingardo. La chanteuse italienne est en répétition pour le prochain festival d’Aix-en-Provence, avec le directeur de Pygmalion, Raphaël Pichon et le metteur en scène Romeo Castellucci. Elle a pu se libérer deux jours.

Evidemment, le programme est modifié. L’alto vient avec les partitions qu’elle possède le mieux. Ses propositions collent avec l’esprit du concert prévu, s’agissant d’un « Jardin des soupirs », où peuvent se mêler tout à la fois l’attente amoureuse, la quête mystique et le soulagement ou le bien-être. Le baroque italien excelle dans l’expression de ces sentiments. Et le jeune Händel, le germanique, n’a pas été le dernier à s’y fondre au cours de ses séjours dans la péninsule.

Sara Mingardo
Sara Mingardo.

Le démontre sa « Sinfonia » tirée de son opéra « Agrippina ». Elle ouvre le concert, avant l’entrée en scène de Sara Mingardo. Si la chanteuse a entendu le bref souffle du dépit, elle n’en laisse rien paraître. Un sourire radieux accompagne son salut. La scène caennaise l’avait accueillie en février 2017 pour « Le Triomphe du Temps et de la Désillusion » _ autre opéra d’Händel _ dans la production du Concert d’Astrée d’Emmanuelle Haïm. Elle y tenait le rôle de la Désillusion aux côtés du baryton américain Michael Spyres (le Temps) .

La voix Sara Mingardo n’a rien perdu de sa clarté. Son timbre subtilement modulé associe fraîcheur et maturité, avec des graves de velours. Vénitienne comme Vivaldi, elle sert magnifique la musique du « Prêtre roux », que ce soit dans la Cantate « Cessate amai cessate » ou le psaume « Nisi Dominus ». Dans ce dernier, le passage « Cum dederit » s’inscrit comme un grand moment d’une intense douceur entre le chant, les cordes de l’orchestre et le rythme à deux notes du clavecin.

Depuis dix ans, s’écrit une belle histoire de fidélité entre le Collegium 1704 et le théâtre de Caen depuis la belle production de « Rinaldo », mise en scène par Louise Moatti (1). L’ensemble de Vaklav Luks offre régulièrement un enchantement. La virtuosité de son premier violon Ivan Iliev ou de son violoncelle solo, Liber Masek, est à la mesure du son captivant d’équilibre dégagé par tout le groupe des cordes. Ainsi de « La Follia » d’Arcangelo Corelli dans un arrangement  de Francesco Geminiani, où, seul instrument à vent à s’inscrire dans  le tempo, le basson d’Adrian Rovatkay fait merveille.

Au fil du concert marqué aussi par des œuvres instrumentales de Domenico Sarro et Leonardo Vinci, Sara Mingardo interprète des airs d’opéra de Händel. Elle incarne Rinaldo puis la Cornelia de « Giulio Cesare », avant de devenir dans un bis répondant aux applaudissements d’un public définitivement emballé, un Serse dans le troublant et bouleversant  « Omba mai fu ».

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Concert donné le mardi 4 juin 2019, au théâtre de Caen.

  • (1) Le Collegium 1704 sera de retour la saison prochaine, avec son  ensemble vocal, le samedi 14 décembre 2019. Il interprétera « Le Messie » de Händel, dont vient de sortir un enregistrement chaleureusement accueilli par la critique.

Cirque-conférence musicale, un vrai poème!

Pour fêter ses vingt ans, le Poème Harmonique de Vincent Dumestre a opté pour un spectacle aussi insolite qu’électrisant. Associer au fil d’une déambulation musique pour partie sacrée et arts du cirque, il y avait de quoi tournebouler tout à la fois les connaisseurs du baroque et les amateurs d’acrobaties. Du théâtre de Caen l’église de la Gloriette, la démonstration a convaincu. Son titre « Elévations » lui collait parfaitement.

Vincent Dumestre et le Poème Harmonique (Photo Jean-Baptiste Millot)

Il est comme ça des projets un peu fous ! De ceux qui vous projettent dans une sorte d’inconnu, de pari    aussi. Car faire entendre des airs religieux de la Rome du XVIIe siècle, tandis qu’évoluent des circassiens, c’est chose rare sinon inédite. A l’occasion du vingtième anniversaire de son ensemble Le Poème Harmonique, Vincent Dumestre partage cette audace avec la compagnie MPTA (Les Mains, les Pieds et la Tête Aussi) de Mathurin Bolze.

D’un côté des cordes, y compris vocales ; de l’autre, des roues et un  trampoline. Tour commence dans les foyers du théâtre. Un air de procession entraîne dans une atmosphère à la fois pieuse et allègre. Se répondent les voix de la soprano Claire Lefilliâtre et du haute contre Bruno Le Levreur dans un chant à la Vierge. Les chanteurs et musiciens surplombent du deuxième balcon l’espace des foyers coupé par une scène.

Le public réparti de part et d’autre voit patienter celui qui va se révéler un virtuose de la roue Cyr, grand cerceau métallique. Juan Ignacio Tulan, artiste argentin danseur de formation, est comme « L’homme de Vitruve », le célèbre dessin de Léonard de Vinci avant d’animer l’agrès sur l’air de la chaconne de Tarquinio  Merula.  Avec une maîtrise confondante, il se joue des pieds et des mains pour dompter la force centrifuge qu’il impulse à la roue, qui, d’accessoire, se métamorphose en véritable partenaire. La musique participe de ce ballet ondoyant  fascinant.

Mathurin Bolze et sa roue (Photo Yiochi Tsukada)

Depuis cette entrée en conférence du cirque et de la musique, le dialogue se poursuit  dans la grande salle. Le célèbre et poignant « Lamento della Ninfa » tiré des Madrigaux de Monteverdi introduit et accompagne l’intervention de Mathurin Bolze. Imaginez en grand une roue, de celle d’une cage de hamster. La comparaison s’arrête là. Car de son usage, loin de galoper comme sur un tapis roulant, l’artiste en tire des figures et des postures élégantes et fluides.

– Photo de répétition: Christophe RAYNAUD DE LAGE –

Il évoque tout autant Chaplin pris dans les engrenages des « Temps modernes » qu’un homme invisible quand sa paire de chaussures trace des pas dans la roue encore en mouvement. Le tout dans un tempo subtil et rigoureux, qui a mis à l’épreuve la violoniste. Au moment d’entamer l’air de la Sonata Prima de Dario Catello, une corde a sauté (non pas « à sauter »).

L’incident passe presqu’inaperçu grâce à la solidarité spontanée des collègues de Fiona-Emilie Poupard. Mais la violoniste ne peut réparer qu’en direct. Ce qu’elle fait avec sang froid pour enchaîner à temps tandis que Juan Ignacio Tula entame une véritable performance qui tient à la fois du hula hoop que du derviche tourneur. C’est là sans doute où l’on touche, avec le « Lamento d’Arianna » (de Monteverdi à nouveau) cette démarche spirituelle suscitée par les cadences répétées, avec un final magnifique quand la roue achève ses ondulations comme un dernier soupir.

La dernière partie qui entraîne le public jusqu’à Notre-Dame de la Gloriette pourrait le laisser prévoir avec le chant pieux « In te Domine Speravi » interprété de façon éclaté dans l’église. D’élévations, il est effectivement question avec les voltigeurs de trampoline Mathurin Bolze, sorti de sa roue, et son alter ego, Karim Messaoudi, visage d’ange qui aurait pu inspirer Le Caravage.

 Sur les « Lamentations du premier jour » d’Emilio de’Cavalieri, le duo tisse une histoire  pleine de rebondissements spectaculaires au cœur d’un chœur qui n’en aura jamais vu autant. Elle entraîne vers un autre monde, les temps d’une suspension aussi éphémère que réconfortante. L’humour s’y révèle aussi spontané que candide. C’est beau, intelligent, respectueux. Les (éventuelles) réticences d’esprits chagrins allergiques à cette démarche iconoclaste ne sont que tempête dans un verre d’eau.

L’incident passe presqu’inaperçu grâce à la solidarité spontanée des collègues de Fiona-Emilie Poupard. Mais la violoniste ne peut réparer qu’en direct. Ce qu’elle fait avec sang froid pour enchaîner à temps tandis que Juan Ignacio Tula entame une véritable performance qui tient à la fois du hula hoop que du derviche tourneur. C’est là sans doute où l’on touche, avec le « Lamento d’Arianna » (de Monteverdi à nouveau) cette démarche spirituelle suscitée par les cadences répétées, avec un final magnifique quand la roue achève ses ondulations comme un dernier soupir.

La dernière partie qui entraîne le public jusqu’à Notre-Dame de la Gloriette pourrait le laisser prévoir avec le chant pieux « In te Domine Speravi » interprété de façon éclaté dans l’église. D’élévations, il est effectivement question avec les voltigeurs de trampoline Mathurin Bolze, sorti de sa roue, et son alter ego, Karim Messaoudi, visage d’ange qui aurait pu inspirer Le Caravage.

 Sur les « Lamentations du premier jour » d’Emilio de’Cavalieri, le duo tisse une histoire  pleine de rebondissements spectaculaires au cœur d’un chœur qui n’en aura jamais vu autant. Elle entraîne vers un autre monde, les temps d’une suspension aussi éphémère que réconfortante. L’humour s’y révèle aussi spontané que candide. C’est beau, intelligent, respectueux. Les (éventuelles) réticences d’esprits chagrins allergiques à cette démarche iconoclaste ne sont que tempête dans un verre d’eau.

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« Elevations », spectacle donné mercredi  22 et jeudi  23 mai 2019, au théâtre et à Notre-Dame de la Gloriette à Caen

Dans l’intimité de la musique française

Pour l’avant-dernier concert de sa 23e édition, le Festival de Pâques de Deauville a proposé un programme de musique française exclusivement. Il renvoie à cette période charnière fertile, dominée par les personnalités de Debussy puis de Ravel. D’autres noms s’y distinguent, comme Ernest Chausson, ou, météore dans le ciel musical, Guillaume Lekeu. Cette soirée intimiste a donné l’occasion d’entendre la belle voix d’Amandine Bré ; de mesurer la dimension pianistique de Théo Fouchenneret ; d’apprécier le jeu subtil du Quatuor Hanson.

Il avait l’âge, ou peu s’en faut en plus ou en moins, des interprètes du festival. Guillaume Lekeu avait 24, quand la fièvre typhoïde l’a emporté en 1894. Il  aurait pu rester le contemporain de Maurice Ravel, dont il était l’aîné de cinq ans. Le sort en a voulu autrement. De cette vie brève, celui qui fut le disciple de César Franck, a laissé quelques œuvres témoignant d’un talent déjà mûr.

Une première

Ainsi de cet Adagio pour orchestre à cordes écrit en 1891. L’œuvre est bouleversante sans être triste. Elle invite à la rêverie que peut susciter un paysage d’eau et de lumière. On l’associe à la musique de Wagner qu’admirait le jeune compositeur. C’est un autre jeune musicien, Julien Giraudet, qui a réalisé une version pour septuor. Il répondait à une commande d’Yves Petit de Voize, le directeur du festival.

Il en respecte les couleurs, les éléments de construction. Au Quatuor Hanson (Anton Hanson, Jules Dussap, Gabrielle Lafait, Simon Dechambre) s’associent l’altiste Raphaël Pagnon, Adrien Bellom au violoncelle et Simon Giudicelli. L’ensemble offre douze minutes hors temps, saisissant l’auditoire par une interprétation profonde et captivante.

Familier de Debussy, qu’il retrouvait souvent dans la maison ouverte aux musiciens de son beau-frère et peintre Henry Lerolle, Ernest Chausson n’en avait pas du tout le même tempérament. Cela n’empêchait pas une amitié forte marquée par une admiration réciproque, juste ternie pour une histoire de dettes, restée en suspens après la mort accidentelle de Chausson en 1899, une chute de vélo.

Feu d’artifice

Trois œuvres de l’un et l’autre, du temps où tout allait encore bien entre eux, sont inscrites dans ce concert. De Chausson, les « Quelques danses » pour piano et « Chanson perpétuelle » pour voix, quatuor à cordes et piano, révèlent un état d’esprit contrasté. On sait le compositeur inquiet sur son travail. Ces « Quelques danses » n’en laissent rien paraître par leur délicatesse et leur vivacité, ainsi que le traduit Théo Fouchenneret avant un final  en feu d’artifice.

La « Chanson perpétuelle », écrite en 1898, dans un moment d’euphorie, fait preuve d’un sentiment tout à l’opposé ! Elle est tirée d’un texte de Charles Cros (Poème de l’amour et de la mer), qui évoque la douleur d’une femme abandonnée.  La langueur des cordes, les échos du piano accompagnent avec justesse le timbre d’Amboisine Bré. Sa touche grave en « arrière son » ajoute à la tristesse de la mélodie.

De la Réunion à Madagascar

Entretemps, les qualités vocales de la lauréate des Victoires de la Musique classique 2019  ont brillé dans le « Nocturne pour voix » de Guillaume Lekeu. Elles s’épanouissent dans les « Chansons madécasses »  (chansons de Madagascar) pour voix, flûte et piano de Maurice Ravel (1926-1926). Cette œuvre emprunte à des textes du vicomte Evariste de Parny, né à l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion), en 1753.

Sa sensualité de ses poèmes ont inspiré Baudelaire. Mais de Parny se caractérise aussi par son opposition à l’esclavage, dont il constatait les horreurs dans les îles colonisées. Les trois poèmes mis en musique par Ravel portent sur ces deux aspects. « Aoua », lancé comme un cri de guerre souleva des remous lors d’une première exécution privée entre défenseur et adversaire du colonialisme.

« Nahandove » et « Il est doux » illustrent un monde plus exotique sous  un regard masculin, qui relègue malgré tout les belles dans un rôle conventionnel. Les mélodies par leur épure participent de cette portée érotique, à laquelle la voix d’Ambroisine Bré ajoute un trouble.

Le Quatuor à cordes opus 10 de Claude Debussy clôture le concert. C’est le seul du genre écrit par le compositeur de « La Mer ». Identifiable dès les premières mesures, l’œuvre (1893) annonce les chefs d’œuvre du musicien. Les quatre interprètes du Quatuor Hanson en font une lecture convaincante, sensible, nuancée, espiègle dans le deuxième mouvement, enthousiaste dans le dernier.

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Concert donné le vendredi 3 mai 2019, salle Elie-de-Brignac, à Deauville.

Debussy, Franck et deux des Six


Après Nicholas Angelich, c’est un autre « historique » du Festival de Pâques qui a enchanté la salle Elie-de-Brignac. Le violoniste Renaud Capuçon partageait l’affiche du 1er Mai avec le pianiste Bertrand Chamayou après de leurs jeunes collègues de l’ensemble à vent Ouranos et de l’Atelier de musique. On l’attendait dans la Kammermusik n°4 pour violon et orchestre de Paul Hindemith. Changement de programme. C’est avec les célébrissimes Sonates de Claude Debussy et de César Franck qu’a été assurée la première partie de cette soirée.

Les conséquences d’un accident de ski sont les raisons officielles, pour lesquelles Renaud Capuçon a dû renoncer à interpréter l’œuvre initialement prévue pour ce concert du 1er Mai. Elles ne lui ont pas laissé assez de temps pour peaufiner son travail sur la « Kammermusik » de Paul Hindemith (1895-1963). Les mélomanes intéressés par le compositeur allemand, naturalisé américain, auront eu la possibilité d’entendre une autre de ses œuvres, le lendemain jeudi 2 mai.

Le violoniste s’est donc rabattu sur deux « tubes » du répertoire, avec la complicité de Bertrand Chamayou, par ailleurs invité pour l’ « Aubade pour piano et orchestre » de Francis Poulenc. La Sonate pour piano et violon n°3 en sol mineur (1917) de Claude Debussy et la Sonate de César Franck en la majeur (1886) comptent parmi les chefs d’œuvre du genre avec la deuxième Sonate de Gabriel Fauré.

Après l’année Debussy

Elles font aussi partie du répertoire de prédilection des deux musiciens. Ils ont eu, par exemple, l’occasion d’enregistrer ensemble à l’occasion du centenaire de la mort de Claude Debussy, l’an dernier, en 1918. Cette Sonate n°3 est d’ailleurs la dernière œuvre du compositeur. Il est très malade quand il l’écrit. A la création, salle Gaveau, en mai 1917, pour le Foyer du soldat aveugle il fait sa dernière apparition publique.

En dépit d’élans lumineux, la Sonate dégage des sentiments angoissés. Sa tonalité est sombre, voire secrète. Toujours élégant, le violon de Renaud Capuçon , rend merveilleusement perceptibles les nuances de cette œuvre assez brève (trois mouvements en douze minutes environ). Le piano de Bertrand Chamayou y répond avec la franche clarté qui caractérise son jeu fin.

Ces qualités se retrouvent sans surprise dans la Sonate de César Franck. Ecrite vers les dernières années de sa vie, cette pièce est tout à la fois resplendissante et émouvante. Le compositeur l’a dédicacée à son compatriote le violoniste belge Eugène Ysaÿe. La phrase initiale du premier mouvement est tout de suite identifiable confère un côté proustien, dont les deux musiciens s’acquittent avec brio.

Ballet

Leur interprétation des deux Sonates montre à quel point un concert en direct reste un moment unique. La deuxième partie de la soirée offre en plus le plaisir d’entendre des œuvres moins diffusées. On connaît « Le Bœuf sur le toit » de Darius Milhaud. « La Création du monde », est un autre volet de son écriture expressive, magnifiée par les sonorités des cuivres et des vents (ah, ce saxophone !) et des recherches rythmiques tout à fait séduisantes.

L’influence du jazz, que le compositeur découvre au cours d’un séjour à Harlem, en 1922, est évidente. Milhaud en fait son miel avec ses accents à la Gershwin _ son cadet de six ans _, que saura aussi exploiter un Georges Delerue. Une commande des Ballets Suédois permet au compositeur de mettre en musique les impressions qu’il rapporte des Etats-Unis. Un livret de Blaise Cendrars donne corps à cette « Création du monde ». La première représentation a lieu dès 1923 avec des décors et costumes de Fernand Léger.

On aimerait pouvoir imaginer ce qu’a pu donner le spectacle dans son entier. Mais la version de concert des dix-sept musiciens de l’Atelier de musique et de l’ensemble offre ici un souvenir épatant. La direction de Pierre Dumoussaud, sautillante et imagée y participe. Il enchaîne avec l’Aubade pour piano et orchestre d’un autre membre du fameux Groupe des Six, Francis Poulenc.

Concerto chorégraphique

L’œuvre est inspirée du sort de la déesse Diane et de sa solitude. Le compositeur en parle comme d’un « concerto chorégraphique » pour danseuse (ce sera Bronislava Nijinska, la sœur de Nijinski) et dix-huit instruments. L’effectif relativement réduit répond au lieu de la création, en 1929, un salon de l’hôtel du Vicomte de Noailles. N’empêche, la partition de Poulenc fait sonner l’orchestre comme deux !

Le compositeur exploite là aussi les richesses sonores des pupitres des cuivres et vents. Le piano de Bertrand Chamayou n’est pas en reste avec des exploits virtuoses introduits par une toccata explosive. Pierre Dumoussaud en perd presque sa chemise, tandis que le pianiste apporte une dernière touche à cette interprétation.  Elle ne manque pas non plus de moments tranquilles. Déjà monté haut après la première partie du concert, l’applaudimètre atteint un nouveau seuil. Ce qui vaut un rappel apprécié.

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Concert donné le mercredi 1er mai, salle Elie-de-Brignac, à Deauville. 

Beethoven sous le signe du sept


Il soufflait un vent à décorner des bœufs samedi sur la côte normande, ne rendant que plus chaleureuse la salle Elie-de Brignac pour le cinquième concert du Festival de Pâques 2019. L’intérêt était aussi accentué par la venue de Nicholas Angelich. Le pianiste est l’un quatre mousquetaires fondateurs de ce rendez-vous deauvillais qu’il ne manque guère depuis 22 ans. Beethoven, rien que Beethoven était au programme de cette soirée. Y participaient deux jeunes talents confirmés, le violoniste Pierre Fouchenneret  et le violoncelliste Yann Levionnois entraînés vers l’excellence par un Nicholas Angelich au sommet de son art.

Les adeptes de la numérologie y verront peut-être un message, là on adoptera plus raisonnablement une aimable coïncidence. Le chiffre 7 s’inscrit dans cette soirée Beethoven. Avec d’abord les Sept variations pour violoncelle et piano et le Trio n°7 pour piano et cordes, lequel, soit dit en passant, est contemporain  de la 7e Symphonie du compositeur.

Cette harmonie aurait dû être contrariée, puisque le programme annonçait le Sonate pour violon et piano n°10. Or, changement de dernière minute, Nicholas Angelich et Pierre Fouchenneret ont préféré retenir la Sonate n°7. A croire quand même que c’était prémédité ! On peut ajouter que deux duos plus un trio, ça fait… sept.

D’après « La Flûte »

ntBon, on arrête. Retour sur les Variations (publiées 1801). Beethoven y conjugue en forme d’exercices de style le thème du duo d’amour chanté par Pamina et Papageno. « Bei Männern, welche Liebe fühlen » apparaît dans le premier acte de « La Flûte enchantée », l’opéra de Mozart. Au piano de Nicholas Angelich répond le violoncelle de Yann Levionnois au fil d’échanges, où se déclinent sentiments et impressions divers : allègres, affectés, méditatifs, dansants pour finir sur une note espiègle, à la façon de Haydn comme le soulignent les commentaires de musicologie.

Haydn, justement, accordait une place importante au violoncelle, comme Bach avant lui. Mais Beethoven va plus loin dans les capacités de cet instrument, dont il exploite la puissance et la chaleur. Le piano de Nicholas Angelich y participe par les effets subtils et nuancés que l’interprète en tire.

Ce « tendre colosse », comme on l’appelle affectueusement à la Philharmonie de Paris, étonnera toujours par la qualité et la finesse de son jeu. Son buste paraît comme figé, tandis que ses mains, à la souplesse féline, survole le clavier avec une élégance ailée. De celle qui s’abstient de gestes spectaculaires.

A l’Archiduc Rodolphe

A ses côtés, contraste la silhouette menue et juvénile du violoncelliste. On croirait à l’image du maître et son élève, n’était la valeur bien établie de Yann Levionnois. On pourrait dire la même chose du violoniste Pierre Fouchenneret. Son duo avec Nicholas Angelich dans la Sonate n°7 en ut mineur (composée en 1802, première audition en 1803) demeure un modèle dans une interprétation révélant avec pertinence le ton dramatique de l’œuvre.

Le Trio pour piano et cordes n°7 « A l’Archiduc » (Rodolphe d’Autriche, élève, ami et protecteur de Beethoven) offre aux interprètes un moment de complicité totale. Dès l’entrée en matière _ sonore _ du premier mouvement à la mélodie tout de suite identifiable, l’entraide opère. L’œuvre (première audition en 1814) est placée dans les « hits » du catalogue beethovénien pour la richesse de son vocabulaire musical, tant technique qu’expressif


Elle traduit une maturité vers laquelle Nicholas Angelich conduit ses deux partenaires. Le presto de conclusion en apporte une démonstration enthousiasmante, comme un hommage au « Titan de Bonn ». Les chaleureux applaudissements suivent, aussi crépitants que l’averse de grêle tombée sur le toit de la salle de concert juste avant le 2e mouvement.

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Concert donné le samedi 27 avril 2019, salle Elie-de-Brignac, à Deauville.

Bruckner, Brahms, en cinq majeur

Associer Anton Bruckner (1824-1896) et Johannes Brahms (1833-1897) dans un même programme tient d’une certaine malice. Une inimitié opposait les deux compositeurs qui portaient des points de vue divergents sur Wagner. Le premier écrivit peu de musique de chambre, alors que le second fut prolixe dans ce domaine. On leur doit deux quintettes aussi remarquables l’un que l’autre. Les jeunes musiciens du Festival de Pâques de Deauville en ont fait une interprétation exemplaire, avec un Adam Laloum étourdissant.

Outre le fait d’être contemporains (à neuf ans près), ce qui  rapproche Bruckner et Brahms est d’être restés vieux garçons à la réputation de grands buveurs de bière… Musicalement, leurs itinéraires respectifs ont été bien différents. Bruckner n’a vraiment commencé à composer qu’à la quarantaine, à un âge où Brahms avait déjà été largement lancé sous le patronage de Robert Schumann (et de Clara). La notoriété de l’Autrichien a été _ notamment en France _ tardive, alors que celle de son cadet s’est vite étendue.

Anton Bruckner approche des soixante ans quand, sur la suggestion du violoniste Joseph Hellmesberger, il se lance dans l’écriture d’un quintette à cordes. L’œuvre en fa majeur pour deux violons, deux altos et un violoncelle sera créée en novembre 1881, par une autre formation que celle du commanditaire rétif à la modernité de l’écriture.

Symphonique

On reste frappé par l’aspect symphonique de l’ouvrage. Il n’étonne pas finalement au vu du répertoire de Bruckner que l’on rapproche de celui de Beethoven. On remarque aussi le rôle dévolu aux altos, sortis de l’ombre des violons.

Les deux groupes d’instruments _ violons de Shuichi Okada et Mi-Sa Yang ; altos de Mathis Rochat Manuel-Vioque-Judde _ impressionnent par la qualité des échanges au fil de vagues sonores, de ruptures, d’incursions thématiques, sous l’arbitrage du violoncelle de Volodia Van Keulen. Le troisième mouvement, l’adagio, intervient comme un chant religieux et introduit un final aussi intense que délicat.

Incandescent

Vingt ans plus tôt, Brahms avait composé un quintette également pour violons, altos et violoncelle. Mais il reprit sa copie à deux reprises pour, au bout de compte, remplacer un alto par le piano. Ainsi est né, en 1885, le Quintette opus 34 en fa mineur. Il reste une des œuvres les plus jouées de la musique de chambre.

Brahms, relégué parmi les conservateurs pour son « antiwagnérisme », démontrait à ses détracteurs qu’il était capable d’audace. Son invention mélodique s’affirme d’entrée par la forme sonate de son attaque. A la précision d’orfèvre, le pianiste Adam Laloum et la violoniste Mi-Sa Yang ajoutent une puissance de jeu.

La complicité éprouvée des deux interprètes a un effet d’entraînement sur l’ensemble du groupe, qui rend une copie impeccable aussi bien dans les passages à l’unisson que dans les moments fugués ou les ruptures de rythmes. La conclusion du « Presto non troppo » est à couper le souffle avec le piano incandescent d’Adam Laloum. On hésiterait à effleurer les touches de peur de se brûler !

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Concert donné le vendredi 26 avril 2019, salle Elie-de-Brignac, à Deauville.

Prochains concerts : samedi 27 avril, avec Pierre Fouchenneret, violon ; Yann Levionnois, violoncelle ; Nicholas Angelich, piano. Programme Beethoven.

Mercredi 1er mai, avec Renaud Capuçon, violon ; Bertrand Chamayou, piano ; l’ensemble Ouranos. Direction, Pierre Dumoussaud. Programme Hindemith, Poulenc et Milhaud.

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Haydn, c’est bon aussi pour les neurones


Saison 3, neuvième concert, 27e quatuor, la « Route 68 » des Cambini avance. La bande des quatre réunie autour du violoniste Julien Chauvin tient son pari audacieux d’une intégrale de Joseph Haydn. Jeudi, c’était le dernier rendez-vous de la saison 18-19 au théâtre de Caen, avec, comme toujours, un thème nouveau. Il a été question cette fois des relations entre musique et cerveau sous l’éclairage du neurologue Bernard Lechevalier. Epatant !

Les progrès en neurosciences, avec notamment le développement de l’imagerie médicale, permettent de mieux cerner les fonctions des différentes zones du cerveau. Celle du langage se situe dans l’hémisphère gauche. Qu’un aphasique puisse jouer du piano, comme l’avait observé le médecin Adrien Proust _ le père de Marcel _ pouvait laisser conclure que le siège de la musique se situe dans l’hémisphère droit.

Ça n’est pas si simple, mais on a une connaissance plus affinée qui permet d’établir une « cartographie » cérébrale de l’activité musicale, explique ainsi Bernard Lechevalier. Le professeur émérite, à la fois neurologue et musicien _ organiste, il a été trente ans titulaire de la tribune de l’église Saint-Pierre de Caen _ renvoie notamment aux travaux d’Hervé Platel, qui anime les recherches dans ce domaine à l’université de Caen (1 et 2).

Bien que dense, l’échange entre Bernard Lechevalier et Clément Lebrun, le musicologue accompagnateur de cette « Route 68 », ne pouvait que survoler le sujet. On retient avant tout que la musique facilite le développement du cerveau. La fonction cérébrale d’un fœtus y réagit dès la 25e semaine. D’où l’intérêt de l’apprentissage musical chez les enfants.

« Cosa mentale »

Et contrairement à une idée, qui avait encore cours dans l’enseignement médical il y a une cinquantaine d’années, un cerveau n’est pas « fini » à l’âge adulte. Sa plasticité lui permet d’évoluer. La musique y participe. Cela ouvre des voies dans le traitement des maladies neurodégénératives.

Bon, tout cela ne nous dit pas pourquoi  certains sont plus doués que d’autres.  D’où vient ce « chant intérieur » du compositeur, qu’on a envie de rapprocher du mot de Léonard de Vinci s’agissant de la peinture : « è cosa mentale » (c’est chose mentale). Le talent n’est pas donné à tous. L’imagerie médicale peut le constater sans encore l’expliquer. Tant mieux sans doute. La créativité, l’émotion sont des domaines qui offrent à chacun sa part de liberté, comme musicien, mais aussi comme auditeur.

Le jeu du nom

Les quatuors de Haydn l’illustrent bien, qui, par delà leurs champs combinatoires à partir d’une simple mélodie, offrent une perception ouverte. Le jeu qui consiste à leur donner un nom montre la diversité des impressions ressenties… Mais tout un chacun se laisse porter par l’interprétation captivante du Quatuor Cambini que forment les attachants Julien Chauvin (premier violon), Karine Crocquenoy (2e violon), Pierre-Eric Nimylowicz (alto) et Atsushi Sakaï (violoncelle).

Les quatre courts mouvements du Quatuor opus 17 n°3 passent d’une douceur sereine à une allégresse ; puis d’une forme majestueuse à une sorte de marche en chœur qui se ferme sur un effleurement. Haydn avait dédié cette œuvre au violoniste Luigi Tomasini. Il lui fait la part belle, aujourd’hui par Julien Chauvin interposé, sans faire jouer « perso ». Au contraire.

L’opus 33 n°4 fait partie d’un groupe de six, qui a inspiré à Mozart ses « Quatuors dédiés à Haydn ». Il y a un côté dansant dans cette composition avec des parties syncopées dans le premier mouvement, alors que le second tient du pas chassé. Le « slow » du troisième s’appuie sur la rythmique du second violon et du violoncelle. Le dernier est comme sifflotant sur un thème récurrent qui se termine en pizzicati.

Final virtuose

Le concert s’achève sur l’Opus 76 n°1. Il  avait été tiré au sort lors du précédent rendez-vous. C’est une habitude de faire choisir au hasard une des œuvres du prochain programme. Au cours de cette soirée, c’est l’Opus 76 n°6 qui a été retenu. On restera dans la même gamme où Haydn déploie tout son art du quatuor. Dans ce n°1, les quatre partitions tissent un ensemble complexe, dont Beethoven a tiré les leçons. Elles se renvoient le thème puis évoluent à pas de loup. Dans le troisième mouvement, on retient en particulier le soutien apporté au premier violon par l’intervention des cordes pincées des trois autres instruments.

Et c’est un final virtuose qu’offrent les quatre musiciens. Tour à tour, chacun a sa plage d’expression. Une idée que reprendront les jazzmen.

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Concert donné le jeudi 25 avril  2019, au théâtre de Caen.

(1) Bernard Lechevalier est l’auteur du « Cerveau de Mozart ». Ed Odile Jacob (2003

(2) Ceux qui veulent approfondir la question peuvent consulter la plate-forme numérique Crain.Infos. On y trouve l’ouvrage « Le cerveau musicien » cosigné par Hervé Platel, Francis Eustache et Bernard Lechevalier. Ed de Boeck Supérieur (2010). On peut aussi visionner une conférence d’Hervé Platel diffusée sur internet en trois parties.

Haydn, Mozart, Beethoven, tiercé gagnant


Le soleil généreux du jour de Pâques offrait une délicieuse soirée propice au concert, le deuxième de cette édition 2019 du festival deauvillais. L’affluence était sensiblement plus importante que la veille. Haydn, Mozart, Beethoven sont des valeurs sûres. Mais elles n’expliquent pas plus de remplir ou presque la salle Elie-de-Brignac que Schumann, Brahms ou Mendelssohn.

Les interprètes du Septuor de Beethoven, de gauche à droite; Julien Chauvin, Pierre-Eric Nimylowycz, Michele Zeoli, Victor Julien-Laferrière, Nicolas Chedmail, Javier Zafra, Toni Salar-Verdù. (Photo Claude Doaré).

Doit-on avancer que l’esprit de découverte n’anime pas tous les auditeurs du festival ? Le quatuor vocal L’Archipel est encore tout jeune, alors que les interprètes de cette soirée dominicale ne sont plus des inconnus des mélomanes. Le violoniste Julien Chauvin, le violoncelliste Victor Julien-Laferrière et même le claveciniste Justin Taylor ont déjà un « palmarès » imposant.

Le programme germanique, comme la veille, constitue un « classique » de la musique de chambre, dont Joseph Haydn est le précurseur. Julien Chauvin fréquente ses partitions depuis un bon moment et même intensément depuis bientôt trois ans. Le chef du Concert de la Loge s’est engagé avec son autre formation, le Cambini-Paris, à jouer l’intégrale des soixante-huit quatuors du compositeur.

Cette « Route 68 » a commencé en novembre 2016. Elle est accueillie régulièrement au théâtre de Caen, à raison de trois concerts et neuf interprétations par saison. Cela nous entraîne à l’horizon 2024. Le prochain rendez-vous est dès ce jeudi 25 avril. Entretemps, Julien Chauvin aura pris le temps de se rendre à Saint-Etienne, où il dirige la production de « Cendrillon » de Nicolas Isouard.

Mais revenons à « Papa Haydn », qui inaugure un pianoforte en cette année 1788. Il écrit une série de trios pour cet instrument nouveau. Celui utilisé pour ce concert lui ressemble probablement. Il a gardé la forme d’un clavecin mais sonne bien sûr différemment avec ses cordes frappées et non plus « pincées ». Il s’en dégage une sonorité délicate, presqu’enfantine sous les doigts fulgurants de Justin Taylor.

Le jeune pianiste a déjà travaillé avec Julien Chauvin, notamment pour des Sonates de Mozart et Beethoven. Le violoncelle de Victor Julien-Laferrière s’adjoint subtilement aux deux autres instruments pour une interprétation aux nuances chantantes du Trio n°26 en do mineur.

Le Quatuor n°2 pour piano et cordes en mi bémol majeur de Mozart précède de deux ans le Trio de Haydn. Mais le protégé du prince Esterhazy a déjà fait du quatuor une forme musicale bien élaborée. Dans l’œuvre de son benjamin, l’alto y a bien sa place _ ici joué par Pierre-Eric Nimylowycz, membre du Cambini-Paris _  mais pas de deuxième violon. Le quatrième instrument est le piano. On se rapproche ainsi d’un mini-concerto. Au fil des trois mouvements, s’engage une conversation, d’où le pianoforte s’échappe comme dans une réflexion à voix haute pour revenir à un dialogue serein et jovial. Le piano s’éclipse pour la dernière œuvre du programme. Pour son Septuor opus  20, Beethoven convoque la famille des cordes, que rejoint le contrebassiste Michele Zeoli, et trois vents _ clarinette, basson, cor.

L’infatigable Julien Chauvin est toujours à la manœuvre pour ce septuor né avec le XIXe siècle. C’est toujours de la musique de chambre, mais on s’approche aussi de la symphonie. L’intervention de la clarinette de Toni Salar-Verdù, du basson de Javier Safra et surtout du cor de Nicolas Chedmail, donne une atmosphère de kiosque d’une station thermale d’Europe centrale. Avec ce pétillant final revigorant chaleureusement salué.

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Concert donné le dimanche 21 avril 2019, salle Elie-de-Brignac, à Deauville.